Unding a à peine le temps de retirer ses doigts que le couvercle de l’écritoire se rabat avec un claquement sonore ; les pantoufles lui tournent furieusement le dos pour se traîner jusqu’au fauteuil. Unding se retourne à son tour et voit : Münchhausen est assis, le visage dans les mains. Une longue pause s’étire avant que tous deux n’en reviennent aux mots.
— Les livres de leurs émigrés m’ont achevé. En rédigeant mon histoire des coins et recoins moscovites et du prophète visionnaire, j’ignorais qu’il y eût des gens capables de me surpasser aussi facilement dans le domaine des phantasmes et de se gausser d’un auteur de fiction à bout de souffle. Je ne suis pas jaloux, je suis triste, comme peut l’être un vieil arbre dépouillé de ses feuilles, qui se meurt, évincé de partout par les jeunes herbes folles.
Mais, foin du lyrisme ! J’aurais eu largement de quoi poursuivre ma révision, toutefois j’en avais assez. Je le voyais : dans le dessin d’ensemble, les faits étaient devenus des phantasmes et les phantasmes des faits, les ténèbres entourant la chauve-souris résonnaient de milliers de clochettes ; le moindre choc de l’aile contre le fil enserrant chaque mot, chaque trait de plume, était un éclat de rire retentissant dans les airs que le tintement des clochettes rabaissait vers la terre. Je l’entends encore aujourd’hui. En rêve comme à l’état de veille. Non, non ! Cela suffit ! Déchirons l’obscurité et relâchons l’animal : à quoi bon le tourmenter, puisque l’expérience a échoué ?
Je vous désole, sans doute, ami, et vous vous dites : pourquoi m’a-t-il fait venir à des centaines de kilomètres, ce vieux radoteur dont ni lui-même ni moi n’avons besoin ? Pourquoi ?
— Si vous saviez combien vous êtes pour moi unique, vous ne parleriez pas ainsi, maître !
Münchhausen remet en place la bague qui glisse de son doigt desséché. Il semble sourire à quelque souvenir :
— De fait, ce n’est pas moi, c’est la maladie qui vous a appelé. Pouvais-je imaginer que j’entreprendrais un jour de me confesser, de me raconter et, telle une vieille putain à une grille de confessionnal, de laisser la vérité parler par ma bouche ? Vous le savez, bien sûr, enfant, j’avais pour livre favori un de vos recueils allemands de merveilles et de légendes, attribué, au Moyen-Âge à un dénommé saint Personne. Sage et bon, der heilige Niemand fut le premier saint auquel, petit, j’adressai mes prières. Tout, dans ses relations colorées de ce qui n’existait pas, était différent, autre, et quand, à mon tour, gamin d’une dizaine d’années, je refaisais différemment son autrement, m’efforçant d’entraîner dans le mystérieux pays de ce qui n’existait pas mes camarades de jeux et de classe, ils me traitaient de sale menteur et, souventes fois, plaidant pour saint Personne, j’avais droit, non seulement aux quolibets, mais encore aux horions. Néanmoins, der heilige Niemand me récompensa au centuple : me privant d’un monde, il m’en offrit cent et cent. Car il en est ainsi du monde pour les hommes : il ne leur est donné à tous qu’en un exemplaire, et les malheureux s’y entassent, c’est le seul dont ils disposent, toujours. Moi, j’avais été gratifié dès ma prime jeunesse d’une multitude d’univers pour moi tout seul. Au sein de mes mondes, le temps passait plus vite, l’espace était plus vaste. Déjà, Lucrèce demandait : si le gardien armé d’une fronde et posté au bout du monde, lance sa pierre, où tombera-t-elle ? Sur la limite ou de l’autre côté ? J’ai donné mille fois la réponse, puisque ma fronde n’existe que passé les limites de ce qui existe. Je vivais dans le royaume infini des phantasmes, et les joutes des philosophes, s’arrachant mutuellement la vérité des mains, évoquaient pour moi une bagarre de mendiants autour d’un sou de cuivre lancé à leur intention. Les malheureux n’avaient pas le choix : si toutes choses sont égales à elles-mêmes, si le passé ne peut être fabriqué par un autre, si chaque objet n’a de sens qu’objectif et si la pensée est attelée à la connaissance, il n’est d’issue que dans la vérité. Oh, que je riais de voir ces crânes savants, aspirant à tout unifier, tout comprendre ! Ils cherchaient « l’unité dans le nombre » et ne le trouvaient point, tandis que j’avais su trouver la multitude en un. Eux, fermaient les portes à double tour, au seuil des consciences, moi, j’en ouvrais grands les battants sur le néant qui est tout. J’abandonnai la lutte pour l’existence, laquelle n’a de sens que dans un monde étroit et chiche où il n’y a pas d’être pour tout un chacun, à seule fin d’entrer dans la lutte pour l’inexistence : j’achevai la création de mondes inachevés, j’allumai et éteignis des soleils, je brisai d’antiques orbites et traçai de nouvelles voies dans l’univers. Je ne découvris point de terres inexplorées, non, je les inventai. Dans le jeu complexe des phantasmes contre les faits, qui se joue sur un échiquier dessiné par les lignes des méridiens et des parallèles, j’aimais par-dessus tout l’instant symbolisé par deux points où, le tour étant venu de jouer, on substitue le phantasme au fait, devenant par là même un non-existant en place d’un existant. Invariablement, les phantasmes l’emportaient, invariablement jusqu’au jour où je vins buter contre le pays sur lequel on ne peut mentir.
Buter, oui, sur cette plaine-damier entre eaux noires et blanches, peuplé d’une telle infinité de sens, conciliant en lui tant d’irréconciliables, enfermé dans de tels lointains que « plus loin » devient impossible, et présentant des faits tels que les phantasmes n’ont plus… qu’à plier bagage. Oui, le Pays sur lequel on ne peut mentir ! Eussé-je pu imaginer que cette gigantesque reine rouge, enfonçant la ligne de mes pions, renverserait tout le jeu ? Il me revient qu’elle encaissa des coups de presque toutes mes pièces. Le cœur battant victorieusement, je poussai mon pion à l’oblique de la reine et fonçai. Mais le sourire n’eut pas le temps d’effleurer mes lèvres que mon pion, d’incompréhensible façon, enflant et s’empourprant, se transformait en reine rouge, cette reine que je venais de renverser. Pareilles choses n’arrivent que dans les rêves. Aspiré par le cauchemar, je m’agrippai à la crinière hirsute de mon cheval et, zigzaguant, je chassai à nouveau la reine pourpre de l’échiquier. Je l’entendis fracasser ses gigantesques dents contre le sol, mais voici qu’elle ressurgissait du néant, pointant ses crocs sanglants sur l’entrelacs des méridiens. Je roquai droit avec ma tour. Nouvel effondrement fracassant et nouvelle transformation. De rage, je frappai le carré maudit, en partant à l’oblique avec mon fou. Tout recommença ! Et je vis : mes cases étaient vides, échec à mon roi, cependant que la reine rouge retrouvait sa place, au carrefour étoilé des lignes. Le moment vint où je n’eus plus de quoi jouer. J’avais perdu tous mes phantasmes. Je n’ai pourtant pas l’intention de renoncer : dans la partie que nous menons à cette échelle, lorsqu’on n’a plus de quoi se refaire, on se joue soi. J’avais tenté, jadis, de me tirer par les cheveux d’un marécage bourbeux. Allons-y donc pour le jeu de soi-même ! Un joueur qui a tout perdu n’a d’autre issue, sans compter que je ne me cramponne pas des quatre sabots à la terre. Cependant mon crédit de temps s’épuise. L’heure est venue. Laissez-moi, ami. Du moins si vous en êtes véritablement un.