Unding commence par soulever ses paupières alourdies, puis il se lève lui-même. Il cherche des mots d’adieu et n’en trouve point. Impossible, pourtant, après avoir écouté ce récit, de partir comme s’il n’avait rien entendu. Il parcourt la pièce des yeux : dos de livres serrés les uns contre les autres, disque du cadran enchâssé de bronze, couvercle de l’écritoire se rabattant dans un claquement, dans un coin un porte-chibouques qu’il n’avait pas remarqué et sur lequel repose une pipe vidée de sa fumée ; enfin, tout à côté, suspendu au dossier d’un fauteuil, manches traînant à terre, le vieux pourpoint évadé de Westminster. Contemplant les épaules fripées de l’habit, Unding demande :
— Comment est-ce possible ? Ne l’aviez-vous point offert, ainsi que l’ont dit les journaux, à un jeune savant de Moscou ?
— Ce pourpoint peut encore m’être utile à moi aussi, élude le baron. Quant au pauvre savant du Pays sur lequel on ne peut mentir, ne vous tracassez pas pour lui. Il a reçu mes brouillons à titre de compensation et, s’il sait seulement manier les ciseaux et la colle, mon manuscrit peut lui ouvrir la voie de la littérature.
Le maître de maison et son hôte se saluent. Se retournant une ultime fois sur le seuil, Unding voit : sous le petit chapeau tombé sur le front, pointe, soigneusement peignée, semée de fils blancs qui ne cessent de pousser, la queue de cheval.
Et, de nouveau, le grinçant escalier en colimaçon entraîne dans son tourbillon le pas lent de celui qui part.
CHAPITRE VIII
LA VÉRITÉ ESQUIVE L’HOMME
Michael Heinz tire sur les guides et les roues s’immobilisent. Le marchepied. Puis les degrés usés de la petite gare. Unding lève les yeux vers le cadran et se dit qu’il faut changer la métaphore de la roue. Car les rayons ont beau tourner, la jante est toujours immobile. Défile alors dans son cerveau une longue guirlande d’images. Ses rencontres avec Münchhausen (Unding n’est pas le seul à l’avoir constaté) ont toujours accéléré et renforcé les pulsations des idées, donnant libre cours, jusqu’à n’en plus pouvoir, à la fantaisie. Alors, sous le martèlement rythmique des roues, dans le balancement du wagon, le crayon d’Unding ne lâche pas ses doigts, il galope sur les lignes bleues, traçant les contours d’un nouveau poème. Le train approche de Berlin, quand le titre surgit : « Adresse aux dossiers de chaises. » Il est, sur le navire des mots comme ailleurs, de ces instants de naufrage où l’âme siffle : « Tout le monde sur le pont ! » De partout, des couchettes bercées par la vague, des portes closes et même de l’obscur trumeau, les mots s’empressent, au signal, de remonter à la surface des pages, tantôt sur la crête, tantôt dégringolant dans les creux, comme le pont du navire dans la tempête. Absorbé par sa tâche, Unding a manqué la Friedrichstrasse-Banhof et, descendu à Moabite, il marche à travers la ville, les oreilles si pleines des résonances de ses strophes qu’il n’entend ni le martèlement des roues ni le vacarme des hommes.
Il lui faut atteindre le seuil de la chambre, avec sur la porte l’inscription : « Ernst Unding », pour qu’il se rappelle où il est, qui il est.
Un sommeil profond fait ensuite avancer la flèche des heures de neuf unités. Assis sur le lit, jambes pendantes, Unding insère ses pieds dans ses chaussures mais il n’a pas le temps d’attacher les lacets que l’hier, inondant sa mémoire, s’empare de sa conscience fraîche et dispose. Les péripéties du voyage à Bodenwerder lui apparaissent, irréparables. Une pensée fugitive : « Puisque j’étais venu l’aider, que n’ai-je rien dit ? En quoi le silence peut-il être de quelque secours ? » À son chevet, ses écritures de la veille. Unding promène son regard sur les pattes de mouche au crayon et a un rire amer : « C’est bien cela : j’ai pu m’adresser aux dossiers de chaises, alors pourquoi pas à un homme ? » Cependant, les mots manuscrits agrippent ses pupilles et le poète ne voit pas que les strophes inabouties rivent à nouveau les doigts sur le papier, que la volonté du poème s’est substituée à la sienne. Il revoit la salle imaginaire avec, en perspective, les rangées de créatures en bois, à l’infini. Chacune a, devant et derrière, un dossier sur quatre pieds figés et arqués. Plongeant des yeux dans ces alignements serrés, le poète martèle de mots les dossiers inertes, cédant à l’emphase du désespoir. Il parle de l’impossibilité d’entendre toutes les pensées qui voudraient devenir des mots, de Beethoven, sourd, jouant d’un clavicorde aux cordes dévissées sous les petits marteaux. Il s’émerveille de la noble franchise de ses non-auditeurs et les donne en modèle aux hommes qui dissimulent lâchement qu’eux aussi, quoi qu’on en ait, ne sont que des dos sur des pattes vissées au sol. De strophe en strophe, enflammé de colère, de tristesse, il écrit… Mais il n’est pas bien de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule d’un poète lyrique, quand il s’adresse au dossier de sa chaise, et non à vous.
Quoi qu’il en soit, il faut attendre le crépuscule, à l’heure où l’air prend la teinte des lignes de graphite, pour que le brouillon du poème soit achevé et que le crayon lâche les doigts. Unding n’a rien mangé de la journée. Jetant son manteau sur ses épaules, il sort dans la rue vespérale et pousse la porte de la première taverne venue. Armé d’un couteau, d’une fourchette et d’une paire de mâchoires, le poète affamé a tôt fait de venir à bout d’une portion de saucisses. Du chou ne demeure qu’une légère odeur de chou, quant aux œufs sur le plat, c’est en vain qu’ils le fixent de leurs yeux jaunes implorants. Ayant repoussé le premier assaut de la faim, Unding tend le bras vers sa chope de bière, la rapproche de lui, quand soudain ses doigts lâchent précipitamment l’anse de verre : à la surface du breuvage, heurtant les parois à facettes, gonflent et crèvent de minuscules bulles d’écume, exactement semblables à celles qui, quelques années plus tôt, lui ont permis de rencontrer Münchhausen. La crise d’égoïsme que les historiens d’art ont accoutumé d’appeler « inspiration » étant passée, l’image de l’ami abandonné vient se planter au beau milieu de sa conscience et refuse d’en bouger. Cette nuit-là, Unding se tourne et se retourne sur ses oreillers brûlants, avant de trouver le sommeil. Mais un rêve le visite : un plafond bas, étayé de monceaux de livres ; dans son dos, un pas léger d’oiseau. Unding se retourne : sur le bureau, à pas précautionneux, une bulle se déplace sur des pattes de canard. Unding veut s’enfuir : ses pieds sont de bois et vissés au sol. Il ne peut laisser l’oméga l’attaquer par-derrière – il n’a pas oublié – or, derrière, devant, partout : rien que des dos. Et la bulle, gonflant encore ses renflements parés de rayons irisés, devient de plus en plus énorme ; déjà le bureau, les livres là-bas, le plafond, toute la pièce et Unding lui-même sont dans la bulle, les renflements se précisent et grossissent, un instant encore et… c’est l’explosion… la mort. Unding desserre les paupières et se voit… les yeux ouverts sur le lit. L’aube pointe à la fenêtre.
Au cours de la journée, son inquiétude ne fait que croître. Qu’il prenne le journal ou note dans son bloc les nouvelles dispositions du responsable de la firme Veritas, dans toute l’agitation du jour il n’a qu’une image en tête : celle d’un homme, le visage enfoui dans ses mains parcheminées et dont la queue de cheval, tombant du haut du crâne et s’allongeant lentement, semble annoncer l’irréparable. C’est ainsi que l’on retrouve Ernst Unding au nombre des passagers du train de nuit Berlin-Hanovre.