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Réveillé par le coup frappé à l’huis et la même voix que quelques jours auparavant, Michael Heinz sort de la cour sur son petit chariot paysan. Unding saute sur le marchepied et les roues se mettent à tourner en direction de Bodenwerder. Le froid est un peu plus vif que la dernière fois et, contemplant l’aurore qui lentement s’embrase, Unding entend la légère couche de glace recouvrant les flaques se rompre et craquer, çà et là, sous le pas des chevaux. Quand, des brumes matinales, émergent les moulins à vent, agitant leurs bras dans le ciel pour saluer l’équipage, une pensée effleure le cerveau du poète : « Et si les récits du baron n’étaient, une fois pour toutes, que mystification, la plus habile et fantastique des münchhauseniades ? » Unding se représente le visage rieur de l’ermite de Bodenwerder, satisfait d’être convaincu de polissonnerie et d’avoir réussi à faire croire à l’incroyable. Déjà, Unding ne sent plus le froid, son cœur bat plus vite, mais les roues sont toujours aussi lentes. Impatient, il se penche vers le cocher :

— Ne peut-on presser les chevaux, Herr Heinz ?

Michael lance son fouet et l’équipage vire sur la route latérale. Caquetant désespérément, une volée de canards, effrayée, tente d’échapper aux sabots qui accélèrent ; quelque chose craque sous les roues. Unding se retourne pour regarder : un des canards, visiblement, a été pris de court. Les ailes aplaties sur la terre, il tend en travers du chemin son cou inerte. Sur sa lancée, la voiture de Heinz grimpe et dévale allègrement la colline, déjà son fracas retentit sur les rondins du pont, lorsque Unding a ce cri :

— Stop !

Dans le matin libéré de la brume, apparaît, sur la rive d’un lac, un groupe de gens occupés à observer les évolutions d’une barque. Quatre hommes y ont pris place, munis de gaffes ; plongeant et remontant tour à tour, les gaffes sondent le fond du lac. Parmi les curieux, Unding distingue la silhouette voûtée du vieux majordome ; ce dernier se retourne, alerté par le bruit des roues, il reconnaît le visiteur et, aussi vite que le lui permet son âge, gagne le pont. Incapable d’attendre, Unding saute de sa voiture et s’empresse à sa rencontre :

— Il est arrivé malheur ? Parlez.

Le vieil homme baisse tristement la tête :

— Cela fait deux jours que le baron a disparu. J’ai alerté tous les domestiques. Nous avons fouillé la maison, le parc, la forêt, à présent nous cherchons dans le lac. Il n’est nulle part.

Ernst Unding garde un instant le silence. Puis :

— Arrêtez les recherches. C’est inutile. Venez.

La voix du visiteur est pleine d’assurance. Le vieillard s’incline d’autant plus volontiers que, sans maître depuis deux jours, il éprouve le besoin de recevoir des ordres. La barque accoste, les gaffes gisent sur le sol, l’équipage fait route vers la maison. En chemin, Unding a le temps d’apprendre les détails.

— Après votre départ, rapporte le majordome, tout s’est passé comme d’habitude. Bien que… non, le baron a refusé de déjeuner et prié de ne pas le déranger sans nécessité. À six heures, comme toujours, il est monté dans son cabinet. C’est l’heure où il a coutume de prendre un petit verre de kummel. J’ai déposé le plateau sur la table. Le baron, à son habitude, était assis, livre en main, dans le fauteuil. Je voulus lui demander s’il me fallait réchauffer son déjeuner : il me fit signe de me retirer…

— Pardonnez-moi de vous interrompre, mais auriez-vous retenu le titre de l’ouvrage qui se trouvait, ce soir-là, entre les mains du baron ?

— Un maroquin rouge, doré sur tranche, je crois. Il est toujours sur sa table, là où le baron l’a laissé. En fait…

— Je vous remercie. Poursuivez.

— Je redescendis et ne bougeai plus, pensant que le baron, souffrant, pouvait à chaque instant me mander. La maison est si calme que j’entendais nettement ses pas dans la bibliothèque. Je fis venir Fritz (mon petit-fils) et lui commandai de se poster au bas de l’escalier, de ne pas s’éloigner d’un pas et de tendre l’oreille, au cas où le baron appellerait. Pour moi, je vaquai à mes affaires, une chose en entraînant une autre, et ne m’en revins qu’à la nuit. « Le baron s’est-il montré ? demandai-je à Fritz. – Non. – A-t-il appelé ? – Non. » Qu’est-ce que cela signifiait ? Fritz tombait de sommeil. Je le libérai et, rapprochant un petit banc de l’escalier, j’y pris place, aux aguets. Pas le moindre bruit de pas. Se pouvait-il qu’il fut vraiment malade ? Pas le moindre murmure. Ceci, une heure durant, et encore une. Puis, peu avant la minuit, ce fut comme si, là-haut, on avait soudain effleuré une petite clochette : le tintement du battant contre la paroi, et ce fut tout. Peut-être en eus-je l’illusion ou peut-être pas. Je montai jusqu’à la porte de la bibliothèque. Je frappai, attendis : rien. J’ouvris à peine et demandai : « Monsieur le baron a sonné ? » Pas de réponse. Là, je me décidai à entrer et que vis-je ? Personne dans la pièce, le fauteuil était vide, au bord du bureau le livre refermé, celui-là même, en maroquin, le petit verre était tombé et avait roulé sous la table, seule oscillait doucement l’extrémité de la nappe, à croire qu’on venait à peine de l’effleurer du genou. J’allai à la fenêtre : fermée. Très Sainte-Vierge, qu’est-ce que tout cela signifiait ? Je parcourus les rayonnages du regard : des livres partout. Et si le baron s’était caché ? Mais où ? Et puis, nous n’étions plus des enfants pour jouer ainsi à cache-cache. Je rappelai Fritz. Tout fut retourné. Ensuite, je demandai au gardien : n’est-il pas sorti ? Non. Nous fouillâmes le jardin, nous éclairant de torches. C’est ainsi que tout commença. Et cela fait deux jours que nous nous tapons la tête contre les murs. Dites-moi donc, monsieur, se peut-il qu’un homme quitte une pièce sans en sortir. Hein ?

À cet instant, cependant, la voiture s’arrête aux portes de la propriété, ce qui épargne à Unding la peine de répondre. Sautant à terre, il s’avance vers la maison, sans attendre le majordome. Ensommeillé, hirsute, Fritz lui ouvre la porte. Longeant la galerie de portraits encadrés d’or terni, Unding grimpe la spirale de l’escalier menant à la bibliothèque. Un coup frappé à la porte, et le poète, son chapeau à la main, franchit le seuil. Rien n’a changé depuis l’autre jour. Quoique… non… la pendule, que l’on a manifestement oublié de remonter, est silencieuse et le dossier du fauteuil qui, la fois précédente, supportait, manches pendantes, le vieux pourpoint du baron, est nu. Le petit livre en maroquin ? Oui, le domestique a dit vrai : au bord de la table, à portée de main du fauteuil. Unding s’en approche, effleure les équerres de cuir pourpre. Oui, c’est bien lui. L’émotion stoppe un instant les doigts. Toutefois, il n’y a pas de temps à perdre : en bas, une porte a claqué, des pas se rapprochent. Unding tend le bras, ouvre le livre, et les pages défilent : trois… non, plus loin… trente-neuf… encore plus loin… soixante-cinq, soixante-sept, voilà. Saisis d’un tremblement léger, les doigts tournent la page : le long cadre vide, dessiné en légers filets typographiques, n’est plus vide. Les épaules voûtées, le baron de Münchhausen se tient au milieu.

Il porte le traditionnel pourpoint et la queue de cheval pend entre ses omoplates. Certes, il n’a pas l’épée à son flanc gauche, comme dans l’édition de 1783, et ses cheveux ont visiblement blanchi. Mais l’observateur extérieur ayant pu contempler d’autres exemplaires se dirait simplement : « Le temps efface et pâlit les couleurs. » Quoi qu’il en soit, il ne se trouverait pas au monde un individu assez fou pour penser ce que pense le poète Ernst Unding : « Le voilà donc, son dernier coup : il s’est joué lui-même. » Et il le sent : une larme amère est enchevêtrée à ses cils. Mais cela ne suffit pas. Le poète fronce le sourcil de colère et tend la main vers le crayon. Les mots de l’épitaphe, pourtant, ne passent pas. Il demeure assis un instant, les coudes appuyés aux bras du fauteuil, les yeux rivés aux contours vagues, à la silhouette en réduction de son ami, qui a finalement retrouvé son vieux livre. Et il lui semble bien que les feuillets en fleurent bon l’éternité.