Cependant, les pas du majordome, qu’on eût pu croire retenus dans le dédale du couloir, résonnent soudain tout près. Il lui faut se hâter. Effleurant de ses doigts précautionneux les équerres de cuir, Unding rabat dévotement la couverture. Puis, le livre à la main, il s’approche des rayons de la bibliothèque, en quête d’une place pour le cercueil en maroquin. Voici : frottant sa toile pourpre contre cuir et parchemin, le volume s’insère entre un vénérable Adam Smith et les Contes des mille et une nuits. La porte grince dans le dos du poète. Unding se retourne et voit le majordome :
— Le baron ne reviendra pas, lance-t-il en passant devant lui, pour la bonne raison qu’il n’est jamais parti.
Le vieillard tente de boitiller à sa suite, à seule fin d’obtenir une réponse plus claire, mais il ne réussit à rattraper ni la réponse ni Unding. Cinq minutes ne se sont pas écoulées que le poète est déjà dans la voiture, l’œil rivé au dos de Michael Heinz qui, çà et là, d’un sifflement de son long fouet chantant, pousse l’allure des chevaux. Crissant sur les plaques de glace, les roues, déjà, abordent le pont, quand le poète, se penchant soudain, touche Heinz à l’épaule.
Heinz se retourne sur son siège et voit, coincé sur les genoux de son passager, un carnet largement ouvert. Sans manifester d’étonnement, il allume une cigarette, arrange son avaloire et s’installe dans l’attente. Quant au texte agencé de lettres grises sautillantes, il dit :
Sous un suaire de maroquin
Gît dans l’attente du Jugement des vivants,
celui qui, aplati en deux dimensions,
du monde enfreignit les mesures,
le baron Hieronymus
de Münchhausen.
En vrai combattant, cet homme
jamais n’esquiva la vérité : sa vie
entière, il la passa à ferrailler contre elle, jouant
les phantasmes contre les faits. Et quand,
en réponse aux coups, il lança
une décisive attaque, la vérité elle-même,
j’en atteste, esquiva
l’homme. Si oncques voulez prier pour le salut de son âme,
adressez-vous à saint Personne.
Ernst Unding replie les feuillets et fait un signe au cocher : on repart. Sous les roues, à nouveau, tintent les petites plaques de glace recouvrant les flaques.
POSTFACE
Dans l’œuvre de Krzyzanowski, Le Retour de Münchhausen, deuxième de ses trois longs récits, a une place singulière.
Il est situé, historiquement, sur une ligne de partage des eaux : il fut rédigé très exactement dix ans après Octobre, en 1927, l’année des jubilés et des fêtes. À cette date, le pouvoir soviétique est établi, Lénine est désormais éternel et, derrière les murs, se préparent déjà les projets du premier plan quinquennal.
Ce texte fut conçu comme un ballon sonde. Il avait pour mission de tester le degré de compatibilité entre le gaz qui lui permettait de voler et l’atmosphère ambiante.
Test négatif. Le ballon resta au sol, le gaz se révéla trop dense.
Jamais avant et plus jamais après, Krzyzanowski ne se battit aussi opiniâtrement pour que son ballon s’envole, pour que son texte soit publié, lu et discuté.
Et pourtant, toutes les précautions avaient été prises par l’auteur pour qu’il puisse évoluer tranquillement dans le ciel du jubilé, sans attirer une attention malveillante.
Le but de cet objet volant, après les dix ans de tempête et de remous, était de permettre une vue aérienne de l’espace bouleversé et, en bas, de provoquer un effet de surprise naïve qui forcerait à lever les yeux.
Ce ballon-baron était conçu de manière à ce que son ombre, sa forme, ne puissent effrayer personne, soient facilement identifiables par tous, étrangers ou non, intellectuels, ouvriers ou paysans, et même fonctionnaires. Identifiables et à portée de main ; le fil qui avait retenu le ballon avant son envol devait rester flottant afin que toute personne levant les yeux puisse s’en saisir et que le ballon-baron puisse laisser échapper en direction de qui le retenait une bouffée du gaz chargé de sens qui le faisait tout rond.
Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, cet érudit polyglotte qui manie le paradoxe comme d’autres l’invective, ce solitaire qui, en compagnie de Dante, de Kant, de Duns Scott et de Musil, d’Einstein ou de Shakespeare marche la nuit dans un Moscou assailli de lettres géantes, choisit donc de faire réapparaître en URSS, et précisément en cette année 1927, un personnage de fiction venu de l’étranger – haut en couleur, hâbleur et narquois – et en même temps familier à tous les Russes depuis l’enfance. En effet, le Baron allemand, avec sa queue de cheval postiche, ses moustaches, ses mensonges et ses grandes dents est, dans le pays « des glaces et des ours », aussi connu que peut l’être un Don Quichotte au pays des moulins.
Son histoire est unique. À la différence d’un Gulliver ou d’un Robinson – ses cousins en imaginaire – il y eut un « vrai » baron de Münchhausen. 1720-1797 : quelle plus belle preuve de réalité que ces deux dates gravées sur la pierre tombale du cimetière de son Bodenwerder natal ?
Karl Friedrich Hieronymus, baron de Münchhausen, officier allemand à la solde des Russes, combat les Turcs en 1740. Nostalgique de ses exploits, il s’amuse à les raconter avec force dithyrambes à ses amis… Mais ces récits paraissent à ce point invraisemblables que personne au fond n’y croit.
Certes le sujet peut paraître mince. Or il se trouve que, du vivant encore du vrai baron, ses vraies aventures, ou du moins supposées telles, furent reprises, écrites puis réécrites.
Et pendant deux siècles, le Baron littéraire, éliminant, dépassant, supplantant le baron historique, se mit à vivre une vie bien à lui et à jouir de l’éternité que son caractère de personnage littéraire lui conférait, déjouant en toute sérénité les règles du possible, du crédible et du vraisemblable, ignorant tout autant les décrets qui tracent les frontières que les lois de la pesanteur, de la gravitation, de la technique et de la raison.
« La hache s’éleva si haut, si haut qu’elle s’en alla tomber dans la lune. Comment la ravoir ? Je me rappelai alors que le pois de Turquie croît très rapidement et à une hauteur extraordinaire. J’en plantai immédiatement un qui se mit à pousser et alla immédiatement contourner sa pointe autour d’une des cornes de la lune. Je grimpai lestement vers l’astre, où j’arrivai sans encombre42. »
Dans un premier temps, ce je est né sur une page blanche, pas à Bodenwerder ni à Berlin mais à Londres. C’est là qu’en 1785 (donc du vivant encore du vrai baron) un nommé Rudolf Erich Raspe, originaire lui aussi de Hanovre et commensal dudit baron, savant obstiné et dénué de scrupules, lui donna vie en rédigeant en anglais une première version anonyme des Aventures, espérant obtenir ainsi quelques espèces trébuchantes susceptibles d’apaiser ses créanciers hargneux. Espoir déçu : le petit in-8° sombra dans le silence.
Un an plus tard, réintégrant leur patrie, les Aventures furent traduites en allemand à partir du texte anglais et publiées sous la signature – non du vrai baron toujours bien vivant, muet et invisible – mais de Gottfried August Bürger, professeur de belles-lettres à l’université de Göttingen, poète lyrique, ami des mathématiciens, des physiciens, et du grand Goethe.