Il a loin à marcher. D’abord, traverser le long Tiergarten, puis suivre la Bismarckstrasse, en laissant derrière lui une dizaine de carrefours, jusqu’à la ligne des faubourgs de Charlottenbourg. L’air humide et brumeux semble un ersatz d’air, copie grossière et bon marché ; le verre bombé des réverbères est à deux doigts, dirait-on, de se répandre dans le ciel en gouttelettes d’écume légère, et les ténèbres de s’abattre, silencieuse avalanche, sur les toits et le trottoir. Les arbres nus du Tiergarten coupent fugitivement la route au passant, lui rappelant les taillis hachés menus par les obus ; et voici les associations juste devant ses yeux, elles pénètrent son crâne, fantastique croisement de rues en forme de tranchées. Le piéton se fige et, tendant l’oreille, se dit que la rumeur de la ville, là-bas, passé le Tiergarten, évoque le fracas décroissant d’un combat d’artillerie. Sous le pouce et l’index de sa main droite qui garde la mémoire du récent contact avec les doigts de Münchhausen, la sensation soudaine, nette, brûlant presque la peau, d’une platine de fusil, chauffée à blanc par les tirs.
— Fantasmagories ! marmonne Unding, observant alentour étoiles, réverbères, arbres et tapis des allées.
Une ombre vacillante, comme hélée par son nom, s’approche timidement du poète. Sous la carcasse détrempée du chapeau, des pommettes sculptées par la faim et les rougeurs : une prostituée. Unding tente tout d’abord de trouver un diminutif pour le mot « fantasmagorie ». Mais ni -ette ni -iote ne collent. Alors, prêtant l’oreille au rythme de ses pas, par un effort psychique dont il est familier, il fait tourner en lui rythmes et assonances ; le monde extérieur se rétrécit pour lui aux bords de son chapeau, et le clavier muet des mots d’actionner ses touches !
Son épaule en heurte une autre et le choc renverse la strophe : laissant échapper ses rimes, le poète lève les yeux, jette un regard circulaire sur la rue : il a dépassé sa maison. Une sensation soudaine : énormes poids à ses genoux, la fatigue. Avec dépit, Unding se livre mentalement à un rapide calcul : deux multiplié par deux cents, soit quatre cents pas en pure perte ; et voilà pour ses droits d’auteur !
Ernst Unding ne lit pas les journaux tous les jours, tant s’en faut. Certes, après sa discussion d’adieu avec Münchhausen, il est tombé sur un entrefilet de trois lignes évoquant le départ à destination de Londres, par le train express, pour affaires confidentielles, d’un membre du corps diplomatique, le baron de M. Une semaine plus tard encore, une dépêche en gros caractères fait état de la mission réussie de M. auprès des cercles les plus influents d’Angleterre. Les autres lettres du nom semblent s’être dissoutes dans les brumes londoniennes. Un sourire aux lèvres, Unding repousse le journal. Les informations suivantes lui échappent : il a pris froid et garde la chambre, déconnecté de tous les événements durant cinq ou six semaines. Quand le malade est suffisamment rétabli pour s’approcher de la fenêtre et en ouvrir les battants, il prend de plein fouet au visage un air ensoleillé de printemps. En bas, ricochant sur les murs, rivalisent les voix des vendeurs de journaux. Unding se penche par-dessus l’appui de la fenêtre et entend, d’abord la fin d’un cri, le début d’un autre, puis la totalité :
— Sensationnel ! Le baron de Münchhausen à propos de Karl Marx !
— Münchhausen parle de…
Une rafale de vent. Le convalescent referme la croisée et, respirant avec peine, se laisse tomber sur une chaise. Ses lèvres, dans un mouvement muet, articulent :
— Ça commence.
Cependant, le baron de Münchhausen, arrivé sans encombre à Londres, reçoit, de son propre aveu, le plus aimable accueil des brumes du lieu. Elles le servent, fidèles et dociles. Il sait en emplir les têtes à ras bord, plus habilement qu’une laitière expérimentée répartit sa marchandise dans les bidons.
— Les chevaux et les électeurs, se plaît à répéter le baron dans un petit cercle d’amis, si on ne leur met pas des œillères, ne manqueront pas de vous jeter dans le fossé. J’ai toujours été partisan de la technique de Teniers qui permet au noir de devenir blanc et au blanc de s’apparenter au noir, par le biais du gris. Des tons neutres en peinture, la neutralité en politique – et que les John, les Michael et les Jean se crèvent donc les yeux à scruter le brouillard et à se demander : c’est quoi, là-bas ? la lune ou un réverbère ?
Ces paradoxes, au demeurant, franchissent rarement le seuil du cottage à deux étages de Bayswater road, dans lequel s’est installé le baron. La maison a été spécialement choisie à quelque distance du fracas de Charing Cross où les gens succèdent aux gens. Derrière le cottage, les rues vastes et point trop bruyantes de Paddington et, par les fenêtres de l’étage supérieur, passé le long méandre de la palissade, les taciturnes allées des jardins de Kensington : l’hiver, sur leurs arbres, des paquets d’ouate neigeuse ; l’été, sous ces mêmes arbres, le sable safran des sentes, constellé des taches d’encre des ombres.
Ayant établi ses quartiers, le baron de Münchhausen, toutes affaires cessantes, donne l’ordre d’aménager un minuscule jardinet qui vient nicher les ornements de ses tapis de fleurs et de son herbe rase contre les briques rouges de la maison ; puis il y sème de ses propres mains les graines de pois de Turquie qu’il a apportées dans une boîte ancienne, au fond de sa malle de voyage. Après les deux ou trois premiers arrosages, les pois entreprennent, à une étrange vitesse, d’enrouler leurs spirales le long du mur, haut, toujours plus haut. À midi, ils se trouvent encore au niveau du rez-de-chaussée et, vers le soir, à l’instant où le trouble croissant de lune perce la brume d’un brun bleuté, les fines moustaches des vertes volutes ont déjà atteint la fenêtre du cabinet de travail, au second, où le maître de maison est à l’ouvrage, approchant du bonnet vert de la lampe de vieux carnets de notes emperlés de lettres. Les spirales des pois déroulent les fils ténus des petites moustaches, les dirigeant manifestement vers le croissant de lune. Münchhausen, toutefois, enveloppe ces vagabonds d’un regard sévère et, les menaçant du doigt, leur dit :
— Encore !
Au matin, les passants ébaubis contemplent, hochant la tête, cette exubérante végétation qui, après avoir tournoyé jusqu’au toit, a soudain suspendu sa progression, entraînée en arrière par les contrepoids de ses vertes spirales, vers la terre. À compter de ce jour, la maison de Bayswater road est surnommée « le cottage des pois fous ».
L’emploi du temps quotidien du baron de Münchhausen confirme les paroles d’un écrivain américain en vogue : « Les guides spirituels de l’humanité ne travaillent guère plus de deux heures sur vingt-quatre, et encore, pas tous les jours. » D’ordinaire, une fois levé, le baron parcourt les journaux, il déguste une tasse de café mehrwveisse et, après avoir fumé une pipe, troque ses pantoufles de nuit contre des bottines à bouts pointus. Commence alors sa promenade. Le baron en effectue la première partie à pied : il traverse Kensington au vert feuillage, de la porte du nord à celle de l’ouest. Il aime à voir les rayons irisés sautillant le long des sentes, les châteaux de sable, les petits têtards auxquelles de vieilles Miss, qui n’ont pas réussi à se transformer en Mrs, lisent des contes dans des livres à gros caractères, pleins d’images colorées. Sur sa gauche, la Serpentine déroule ses écailles grises. Sur sa droite, venant à sa rencontre, à travers une toile d’araignée de branches, la statue de Peter Pan, qui n’a jamais existé. À la porte de l’ouest, l’attend une limousine. Le chauffeur, Johnny, lui ouvre la portière et le baron, invariablement, tandis qu’elle claque sur lui :