Mais Münchhausen n’a pas la tête à s’asseoir : « Comment pouvez-vous rester ici, alors que Paul est retourné à Saul, qu’il n’y a plus de rue ni plus rien ? » À la surprise du baron, l’homme ne manifeste aucun étonnement : « Zéro plus zéro fera toujours zéro. Et celui qui n’a pas où aller n’a que faire d’une rue, Mister. Allons, les enfants, mangez, ça va refroidir. »
Le baron, comme si un nouveau mur s’avançait sur lui, recule jusqu’à la porte, renversant la chaise aimablement offerte, puis s’engage dans l’escalier : un carré de maison exigu, entre quatre murs. « Et si, là aussi… ? » Mieux vaut prendre la petite porte : mais, là encore, un carré entre quatre murs rapprochés. « Maudit échiquier », murmure Münchhausen, effrayé, et aussitôt il voit : au milieu du carré, perché sur une énorme patte ronde, dressant sa crinière noire laquée, un cheval d’échecs. Sans perdre un instant, Münchhausen saute sur son dos abrupt ; le cheval frémit de ses oreilles de bois et Münchhausen, s’efforçant de serrer les genoux sur la laque glissante, le sent : la pièce d’échecs unijambiste fait un bond en avant, un autre, et part de côté. La terre, tantôt se dérobe, tantôt, brandissant ses flèches et ses toits, vient heurter le talon rond du cheval ; mais sur ce talon – Münchhausen s’en souvient – est collé un morceau de tissu feutré, et la course folle continue : apparaissent, fugitives, des places d’abord, puis les carrés de champs et les quadrillages de villes, encore et encore – et en avant, en avant toute, un bond de côté et en avant ! Le talon rond frappe tantôt l’herbe, tantôt la pierre, tantôt la terre noire. Ensuite, le vent sifflant aux oreilles s’apaise, les bonds du cheval se font plus courts et plus lents : au-dessous, une étendue plate, enneigée ; le froid monte des congères. Le cheval, ouvrant tout grand sa gueule noire, fait encore un bond, un autre, et s’arrête au milieu de la plaine glaciale : son pied tendu de tissu est collé à la neige, gelé. Que faire ? Münchhausen tente de l’éperonner : « g8-f6 ; f6-d5. Fichtre ! d5-b6 », crie-t-il, s’efforçant de se remémorer le zigzag de la défense Alekhine2. En vain ! Le cheval est à bout de forces ; la rosse de bois n’en peut plus. Münchhausen en pleure de rage et de dépit, mais les larmes lui collent aux cils, gelées. Le froid est tel que toute immobilité est fatale ; alors, se frictionnant les oreilles, il marche d’un bon pas – en avant, en avant toute, puis de côté, et de nouveau en avant, en avant toute, et de côté, à la recherche ne fût-ce que d’une minuscule tache sur la nappe d’un blanc immaculé qui recouvre soigneusement, sans le plus petit pli, la gigantesque table ayant l’horizon pour limite. Et soudain, il voit : là-bas, droit devant, glisse, ombre légère, un long mille-pattes de lettres gothiques, hérissé et agile. Münchhausen capture des yeux la noire file de lettres et lit… son propre nom. La stupéfaction fige le baron sur place. Cependant, le dix-huit-lettres BARONDEMÜNCHHAUSEN ne perd pas de temps : arquant ses syllabes, il file soudain, d’une glissade, vers une borne-frontière surgissant de terre ; sur la borne un panneau, sur le panneau des signes. Détachant difficilement du sol ses semelles gelées, Münchhausen se lance aux trousses de son nom qui détale. Mais ce dernier, déjà, a rampé jusqu’au poteau, il a atteint la barrière qui suspend au-dessus de la plaine immaculée ses rayures rouges et blanches, et il se retourne pour jeter un coup d’œil à son poursuivant : est-il encore loin ? À cet instant, Münchhausen voit nettement la barrière s’abaisser : les rayures blanc-rouge heurtent la septième lettre, et son nom, tel un serpent sectionné au couteau, arque douloureusement ses syllabes séparées les unes des autres : MÜNCHHAUSEN de l’autre côté de la barrière, BARONDE de ce côté-ci. Planté sur son E tout encrinolent, le malheureux BARONDE s’agite en tous sens, ne sachant qu’entreprendre. Les yeux de Münchhausen vont des lettres sur la neige aux signes de la borne-frontière : URSS. Il reste un instant figé, bouche bée, puis une pensée lui vient : planter là son nom et prendre ses jambes à son cou. Mais les semelles de ses souliers ont eu le temps de se coller solidement à la neige. Il veut bouger son pied droit, tente ensuite d’extirper le gauche, quand, soudain, le quatre-lettres de la frontière se met à bouger et Münchhausen, terrifié, saute de ses chaussures et s’enfuit en chaussettes sur la croûte de neige durcie. Le froid le saisit aux talons ; dans son désespoir, le baron court, éperdu, et… se réveille.
Sa pantoufle droite a glissé de son pied et, sous son talon, la fraîcheur d’un carré de parquet ciré. La pluie chuinte aux vitres du cabinet de travail mais les raies fines de ses jets sont tendues d’obscurité nocturne. Le coucou de la cheminée chante à sept reprises. Le baron de Münchhausen tend le bras vers la petite cloche.