Plongé dans ces pénibles réflexions, je regagnai mon hôtel. Je résolus, pour la prochaine assemblée, de perfectionner mon filtre, afin qu’il séparât les chrétiens des contrefaçons et qu’il ne laissât point passer la moindre vanité. Je me tenais le raisonnement suivant : si aucun mot pécheur n’est en mesure de s’insinuer dans l’étoupe sacrée, si tous s’envasent dans la densité de ses fibres, que se passera-t-il si l’on atténue la sécheresse et la raideur de celles-ci, d’un peu de lubrifiant ? Il se produira, tout naturellement, la chose suivante : les mots continueront, de par leur lenteur et leur grossièreté, à s’enliser dans l’étoupe lubrifiée, mais les pensées qu’ils recèlent parviendront malgré tout, peut-être, parce qu’elles sont éthérées et subtiles, à se glisser à travers la filasse et à sauter jusqu’à mon ouïe. Retirant les deux morceaux d’étoupe de mes oreilles, je les examinai attentivement : la surface en était recouverte d’un dépôt un peu sale. La trace des discours, sans doute. Je nettoyai ce sténogramme, pour ainsi dire, et, avant de replacer l’étoupe dans mon oreille gauche et mon oreille droite, je la plongeai dans une cuillerée de graisse – de la graisse d’oie ordinaire, fondue à l’aide d’une bougie. La pendule me rappela que, dans quelques instants, le congrès allait reprendre ses travaux. En traversant les couloirs, j’entendis des voix confuses dans la salle. C’était donc commencé. Entrouvrant la porte, je pointai mes oreilles étoupées : l’assistance était au complet ; sur l’estrade se tenait un homme à la mine respectable, vêtu d’une redingote des plus convenables, boutonnée jusqu’au menton, et qui, un sourire onctueux aux lèvres, déversait des tombereaux d’injures. Perplexe, j’observai les rangs de ceux auxquels s’adressaient ces insultes : la salle écoutait religieusement et les centaines de têtes s’inclinaient, approbatrices, au rythme des affronts qui s’abattaient en grêle. De temps à autre seulement, le discours de l’orateur était interrompu par des applaudissements, des cris fusaient à son adresse : « crétin », « faux cul », « girouette », « ordure » ; en réponse, l’orateur, la main sur le cœur, saluait avec gratitude. Incapable de le supporter plus longtemps, je me bouchai les oreilles… ou plutôt, tout au contraire, les débouchai : l’orateur évoquait à présent l’apport du congrès à la lutte contre la lutte des classes, les « bravos » éclataient de toutes parts, mêlés aux : « la vérité parle par votre bouche », « bien envoyé » et « quelle finesse ». Je commençais seulement à comprendre que les quelques grammes d’étoupe contenus dans ma petite boîte valaient une solide méthode philosophique. Je résolus de passer le monde entier au filtre de mon étoupe dégloriolisante. Ayant esquissé un plan d’expérimentations, je pris l’express, le soir même, à destination de…
Le récit se poursuit. Le coucou chante onze fois, puis douze, et ce n’est que bien après la minuit que la pipe de Münchhausen secoue sa cendre et que le maître de maison, sa narration achevée, raccompagne ses invités jusque dans le hall. Sa journée de travail est finie. Autour du cottage des pois fous, de nouvelles spirales s’enroulent encore et encore, élargissant toujours plus, chaque soir, l’envergure de leurs lignes : déjà, leurs fines moustaches ont traversé la Manche, menaçant de s’allonger jusqu’aux méridiens les plus reculés de la terre. Les aphorismes du baron – il le sait bien – reposent sur les pupitres des deux Chambres du Parlement où ils voisinent avec les sténogrammes et l’ordre du jour ; les récits, les historiettes anciennes, entamées à proximité de la longue fumée bleutée de la pipe, rampent en volutes de brume autour du cottage des pois fous, s’insinuant sous tous les plafonds et, de bouche en bouche, jusque dans les oreilles de ceux qui n’étaient pas là pour les entendre. Alors, traînant ses pantoufles vers son lit douillet, le baron a un sourire vague et marmonne :
— Münchhausen dort mais son œuvre veille.
CHAPITRE III
LE JUMEAU DE KANT
Bien qu’aux bottines le baron de Münchhausen préfère les pantoufles et au labeur le loisir, force lui est bientôt de dire adieu à ses siestes d’après-midi et à ses mœurs casanières. S’il est aisé de dissiper d’un revers de main la fumée de la vieille pipe, le bruit « fait » par la fumée va, en revanche, croissant, aussi irrépressible que la vague océane. Naguère paisiblement suspendu à sa fourche d’acier dans le cabinet du baron, l’écouteur du téléphone, à présent, ne tient plus en place. À la porte, le heurtoir cogne sans relâche contre le battant de chêne, télégrammes et lettres grouillent de partout, braquant leurs cachets ronds sur Münchhausen.
Les yeux du baron qui les parcourent distraitement se figent soudain sur une invitation élégamment imprimée (caractères anciens sur bristol) : un groupe d’admirateurs prie « le très honoré baron Hieronymus de Münchhausen d’honorer de sa présence l’assemblée commémorative organisée pour le bicentenaire des activités du très honoré baron. Le comité d’organisation. Splendid Hôtel. Date et heure. »
Les salons du Splendid Hôtel ruissellent des ors d’une multitude de lumières électriques. Pivotant sans bruit, la porte-miroir du hall ne cesse d’accueillir de nouveaux invités. Dans le grand salon ovale, le blason des Münchhausen, avec, armoiries sur la diagonale de l’écu, cinq canards – bec, queue, bec, queue, bec – volant, enfilés comme des perles sur une ficelle, et sous la queue du dernier volatile, en caractères latins : mendace veritas.
Autour des longues tables formant un M alambiqué, des fracs et des décolletés : membres du corps diplomatique, publicistes connus, philanthropes et banquiers. Maintes fois, déjà, les coupes ont tinté et les « hip » enthousiastes ont pris leur envol vers les plafonds à la suite des bouchons, lorsque enfin se lève celui qu’on célèbre. Son tour est venu de répondre :
— Ladies and gentlemen, lance Münchhausen en parcourant du regard les tables devenues muettes, il est dit dans l’Évangile : « Au commencement était le Verbe. » Ce qui veut dire : toutes choses doivent commencer par des mots. C’est ce que j’ai déclaré à la dernière conférence internationale de la paix et je me permettrai de le répéter devant la présente assemblée. Nous autres, Münchhausen, avons toujours fidèlement servi la fiction : mon aïeul Haynau prit part à la croisade avec Frédéric II, et l’un de mes descendants adhéra au Parti libéral. Que peut-on redire à cela ? La même date nous mit au monde, Kant et moi. Comme votre digne assemblée ne l’ignore sans doute pas, je suis quasiment le jumeau de Kant et, en ce jour pour moi solennel, il serait injuste de ne pas l’évoquer aussi. Certes, nous divergeons quelque peu, l’auteur de la Critique de la raison pure et moi. Ainsi, le postulat de Kant : « Je ne peux connaître que ce que j’inclus moi-même dans mon expérience », je l’interprète, moi Münchhausen, de la façon suivante : je me charge d’inclure, aux autres de se débrouiller pour connaître ce que je leur sers, s’ils ont assez d’expérience. Toutefois, sur le fond, nos idées se sont maintes fois rejointes : tandis que j’observais, par exemple, un peloton de Versaillais braquant ses fusils sur les communards désarmés (cela se passait près du mur du Père-Lachaise), je ne pouvais m’empêcher de songer à un aphorisme du sage de Königsberg : « L’homme est l’unique finalité de l’homme et ne saurait être rien autre que sa finalité. » Mister Shaw – l’orateur se tourne vers une extrémité du M chargée de fleurs et de coupes – dans une de ses talentueuses pièces, affirme que si notre existence est éphémère, c’est parce que nous ne savons pas vouloir notre immortalité. Mais, que Mister Bernard me pardonne, je vais beaucoup plus loin que lui dans la quête du secret de l’immortalité : il ne me sert à rien de désirer moi-même prolonger mes jours à l’infini, il suffit que les autres me souhaitent longue vie, à moi Münchhausen, pour que (la voix de l’orateur frémit), voilà, par la force de vos volontés conjuguées, je marche sur les traces de Mathusalem. Oui, oui, inutile de protester, ladies and gentlemen, vos mains tendues vers moi ne tiennent pas seulement des coupes : vous m’avez ouvert un compte courant d’être. Je défalque aujourd’hui un crédit de deux cents. Pour la suite, à votre aise : vous maintiendrez le compte ou vous le fermerez. De fait, il vous suffit, d’un battement de cils, de me chasser de vos prunelles, et je suis aussi nu que le néant lui-même.