Ces derniers mots, toutefois, sont balayés par une déferlante d’applaudissements, les cristaux s’entrechoquent, des dizaines de mains cherchent celle de l’homme qu’on célèbre et qui a à peine le temps de varier ses sourires, de saluer et de remercier. Puis, les tables repoussées contre les murs, violons et crécelles entonnent un fox-trot et, dans un petit aréopage de calvities fumantes, celui qu’on honore passe devant les couples de danseurs pour gagner le fumoir. Là, les fauteuils sont réunis en un cercle intime et, se penchant à l’oreille du roi de la fête, un as de la diplomatie lui fait une proposition confidentielle. L’instant, on le verra par la suite, est mémorable. En réponse à la proposition, les sourcils de Münchhausen escaladent son front, tandis que son index à la pierre de lune sur la troisième phalange, longe le bord de son oreille, comme s’il voulait saisir les mots à tâtons. Alors, s’approchant encore, l’as de la diplomatie avance un chiffre. Münchhausen hésite. Le diplomate ajoute un zéro. Münchhausen hésite toujours. Enfin, s’arrachant à ses songeries, il abaisse la pierre de lune au niveau de ses yeux, les plissant sur l’ovale au trouble scintillement, et dit :
— J’ai déjà séjourné sous ces latitudes, il y a de cela quelque cent cinquante ans et, vrai, je ne sais… vous avez lancé le balancier, il oscille à présent entre oui et non. Certes, je ne suis pas homme à me laisser effrayer ni, comme on dit, désarçonner, sans compter que l’expérience de mon premier voyage dans le pays barbare dont le nom vient d’être évoqué fournit, sir, assez de matière pour juger à la fois de lui et de moi. À propos, hormis quelques maigres publications ici ou là, cette matière reste à ce jour inconnue du public. J’ai lié connaissance avec la Russie sous le règne de feue ma bonne amie, l’impératrice Catherine II… mais je vois que je tente d’éluder la question posée sans détour.
Cependant, évaluant avec justesse ses chances, l’as de la diplomatie adresse un geste à ses voisins qui peignent aussitôt sur leurs visages un intérêt enthousiaste.
— Nous vous en prions !
— Nous serions fort curieux de savoir…
— Pour ma part, je suis tout ouïe.
— Nous vous écoutons.
La double queue de son frac voletant au vent, un gradé qui a encore du galon à prendre court jusqu’aux portes et fait de grands gestes aux danseurs : le fox-trot se transporte dans une salle plus éloignée. Et le baron commence :
— Quand notre diligence approcha des frontières de ce curieux pays, le paysage changea brutalement. De ce côté, les arbres se paraient de riches couleurs, de l’autre ce n’étaient qu’immensités neigeuses. Le temps de changer d’attelage, nous troquâmes nos légers manteaux de voyage contre des pelisses. La barrière se leva et… mais je ne vais vous narrer ni l’aventure des notes de musique restées gelées dans le cor de notre postillon, ni l’histoire du cheval demeuré suspendu au coq d’un clocher, ni quantité d’autres choses : tout homme cultivé les connaît comme sa poche ou, si vous préférez, comme ses patenôtres. Stoppons donc les roues de notre diligence aux portes de la capitale des Barbares du Septentrion qui, à l’époque, avait nom Saint-Pétersbourg.
Il faut vous dire que par la précédente diligence était arrivé dans la ville de saint Pierre un philosophe qui fit un peu parler de lui en son temps, un certain Denis Diderot : c’était, de mon point de vue, un philosophailleur des plus insupportables, petit-bourgeois parvenu, à tendance, de surcroît, évidemment matérialiste. Vous le savez, je n’ai jamais pu souffrir, et ne le puis à ce jour, ces matérialistes qui affectionnent de rappeler, à tout propos et hors de propos, que l’ambre odorant n’est qu’excrément de cachalot, et le bouquet de fleurs dans lequel telle charmante demoiselle enfouit son visage, qu’une botte d’organes sexuels arrachés à des plantes. Qui, en vérité, a besoin de ces âneries ? Je n’en ai pas idée. Mais, au fait ! Nous fûmes tous deux, Diderot et moi, reçus à la Cour. Je ne vous cacherai pas qu’au début, l’impératrice parut incliner plus, figurez-vous, pour ce parvenu sans éducation : violant à chaque pas l’étiquette, Diderot était capable de marcher de long en large sous le nez de notre hôtesse couronnée, de lui couper la parole et, dans le feu de la discussion, de lui tapoter le genou. Un sourire bienveillant aux lèvres, Catherine écouta jusqu’au bout ses ineptes projets : éradication de l’ivrognerie en Russie, lutte contre la concussion, réforme des manufactures et du négoce, rationalisation des pêcheries de la mer Blanche. Rejeté dans l’ombre, j’attendais patiemment et mon tour et mon heure. Aussi, dès que ce salisson à l’habit maculé de taches d’encre s’attaqua, par le bon vouloir de la tsarine, au développement des pêcheries, je passai moi aussi des idées à l’action. J’avais acquis auprès de chasseurs du cru quelques renards pris au piège et j’entrepris, à l’abri de hauts murs aveugles dans l’arrière-cour de la propriété où je résidais, mes propres expériences – brièvement décrites dans mes Mémoires, si vous vous souvenez – consistant à mettre hors d’eux les renards, à les faire, au sens propre, sortir de leur peau. Tout se déroulait le mieux du monde, qui plus est dans le plus absolu secret. Et, tandis que Diderot s’ingéniait à pêcher du poisson dans la mer gelée, je parus devant la tsarine qui commençait à éprouver quelque déception à l’endroit de son favori et, avec la plus grande révérence, la priai d’assister à une de mes démonstrations susceptible de transformer radicalement l’industrie de la fourrure. À date et heure fixées, la tsarine et sa Cour arrivèrent dans mon arrière-cour : quatre solides haïdouks, munis de fouets, et un renard les attendaient. Sur un signe de moi, les lanières caressèrent en tous sens le poil de la bête et celle-ci, après une ou deux tentatives pour s’échapper, se retrouva littéralement hors d’elle, atterrissant entre les mains d’un cinquième haïdouk qui n’espérait que cela. Ceux d’entre vous qui ont lu Darwin connaissent l’étonnante faculté d’adaptation des animaux au milieu. Brutalement exposé au froid, le renard, dénudé, commença aussitôt à se couvrir d’une courte brosse, les petits poils s’allongèrent à vue d’œil et, bientôt dotée d’une nouvelle fourrure, la malheureuse bête cessa de trembler ; uniquement, hélas, pour retrouver le pilori et les coups de lanières. Et ainsi de suite, figurez-vous, jusqu’à sept peaux, jusqu’à ce que l’animal, pour ainsi dire, sortît d’un bond de la vie. J’ordonnai de débarrasser le cadavre et rangeai les sept peaux sur la neige, puis dis en m’inclinant : « 700 % de bénéfice net. » L’impératrice en fut fort divertie et me tendit sa main à baiser. Il me fut ensuite proposé de rédiger un mémoire sur les méthodes et perspectives de l’industrie de la fourrure, ce que je fis sans délai. Ayant porté sur mon rapport la mention : « Approuvé », Sa Majesté biffa de son auguste main tous les « aux renards, des renards, par les renards », qu’elle daigna remplacer par : « aux hommes, des hommes, par les hommes », puis : « Corrections seules valides. Catherine. » Une tournure d’esprit peu commune, n’est-ce pas ?