Zdorab secoua la tête. « J’ai constaté l’influence de cet ordinateur surdimensionné sur les gens, Shedemei. Tu n’as aucun désir de confier tes enfants à Nafai et Luet, et tu le sais. Ce sont eux-mêmes des enfants.
— Je le sais bien. Mais qu’est-ce qui est le mieux pour eux ? Et pour tout le monde ? Par le passé, certains ont donné leurs enfants à la guerre ; ils les ont sacrifiés pour de grands actes d’héroïsme.
— Et quand ils les ont perdus, ils les ont pleurés et n’ont plus jamais cessé !
— Mais tu ne comprends donc pas ? Nous ne les perdrons pas ! Ce sera comme si… comme si nous les avions mis en pension à l’école. C’était très courant à Basilica : on envoyait ses enfants faire leur éducation chez quelqu’un d’autre. Si nous y étions restés, c’est ce que j’aurais fait moi aussi. Ils ne seraient déjà plus chez nous, ni l’un ni l’autre, à l’heure qu’il est. Tout ce que nous manquerions, en réalité, ce serait les vacances avec eux. »
Zdorab se dressa sur un coude. « Comme tu le dis toi-même, ce sont nos deux seuls enfants. Je n’avais jamais imaginé en avoir. Je l’ai fait pour te rendre service, parce que tu es mon… mon amie et que tu en avais terriblement envie. Et si tu m’avais demandé, à l’époque de leur conception, si tu pouvais les abandonner, je t’aurais répondu : “D’accord, comme tu veux, ils sont à toi.” Mais aujourd’hui, ils ne sont plus seulement à toi ; je suis leur père, aussi incroyable que ça me paraisse, je les ai éduqués, élevés, aimés, et maintenant, je te le dis : je ne veux pas perdre une seule journée avec eux. »
Shedemei hocha la tête. « Moi non plus.
— Alors, oublie ces rêves, Shedya. Laisse le grand ordinateur, là-haut dans le ciel, tirer ses plans comme il l’entend. Ça ne nous concerne pas. »
Elle s’allongea dans le lit à côté de lui. « Oh mais si, ça me concerne !
— Et comment ? »
Elle lui prit la main et la serra. « À cause des absurdités que j’ai dites à propos des gènes, les récessifs qui s’expriment et tout le bataclan. »
Le lit trembla. Zdorab avait éclaté de rire.
« Ce n’est pas drôle !
— Tout était faux ?
— Je n’en sais absolument rien. Pour eux, en tant que spécialiste de la génétique, je sais de quoi je parle. Mais ils se trompent : personne n’est sûr de rien ; on sait faire la liste des génomes, mais chaque molécule génétique reste en grande partie indéchiffrée. On a longtemps cru qu’il ne s’agissait que de matériel sans importance, mais c’était une erreur ; j’ai au moins appris ça en travaillant sur les plantes. Ces parties inconnues sont simplement… endormies, en attente. Qui sait ce qui risque d’apparaître si on laisse des cousins se marier entre eux ? »
Zdorab se reprit à rire.
« Ce n’est pas drôle, répéta Shedemei. Mon devoir est de révéler la vérité à tous.
— Non. Sur la foi de ce que tu leur as dit, ils ne verront plus l’utilité d’adjoindre dans leurs expériences nos enfants aux leurs. C’est parfait. Laissons courir.
— Tu oublies Issib.
— Quoi, son problème serait génétique, finalement ?
— Non, là, je n’ai dit que la vérité. Mais comme il souffre, Zdorab ! Ce n’est pas bien de laisser d’autres enfants, d’autres parents vivre un tel tourment ; je ne peux…»
Zdorab soupira. « Tu te veux insensible, Shedya, mais en réalité, tu es plus tendre qu’un fromage au soleil.
— Merci pour l’analogie !
— Shedya, si ce que tu as dit était faux, comment cela t’est-il venu ?
— Je l’ignore. Les mots se sont présentés comme ça, d’eux-mêmes, parce qu’il fallait trouver quelque chose pour les détourner de nos enfants.
— D’accord. Autre question : Surâme leur parle, n’est-ce pas ?
— Constamment.
— Eh bien, que Surâme leur dise lui-même de ne pas laisser leurs enfants se marier entre eux. »
Shedemei resta songeuse un instant. « Je n’y avais jamais pensé, avoua-t-elle enfin. Je ne suis pas de celles qui s’en remettent aveuglément à Surâme. »
Zdorab poursuivit :
« Et comment sais-tu que ce n’est pas lui qui t’a inspiré tes paroles ?
— Oh, allons, ne dis pas…
— Je ne plaisante pas. Tu prétends que les mots se sont présentés d’eux-mêmes ; pourquoi ne seraient-ils pas venus de Surâme ? Qui sait s’ils n’exprimaient pas la vérité ?
— Moi, en tout cas, je n’en sais rien !
— Eh bien voilà ! Rien ne t’oblige à leur révéler quoi que ce soit ! »
Elle ne trouva rien à répondre. Il avait raison.
Un long moment, ils restèrent allongés côte à côte sans rien dire. Shedemei croyait Zdorab endormi quand il se mit à parler en un murmure presque inaudible. « Nous ne sommes pas seulement un père et une mère qui partagent la même maison et les mêmes enfants. N’est-ce pas ?
— Non, pas seulement.
— Jusqu’à quel point un mari doit-il désirer son épouse sexuellement pour que ses sentiments pour elle méritent le nom d’amour ? »
Elle répondit avec circonspection : « Je ne suis pas sûre qu’il faille faire intervenir la sexualité dans les sentiments.
— Je t’admire énormément. Ta façon d’être avec Rokya et Dabya me… me ravit l’âme ; et aussi ta façon d’enseigner, à tous les enfants ; et ta façon d’être avec… avec moi, ta tendresse envers moi.
— Et que pourrais-je faire d’autre ? Te battre ? Te crier dessus ? Tu es l’homme le plus insupportablement supportable que je connaisse. Tu ne fais jamais rien de travers.
— Sauf que je ne te satisfais pas. »
Elle haussa les épaules. « Je ne me plains pas.
— Mais pourtant je t’aime ! Je t’aime comme une sœur ; comme une amie. Et, plus qu’aucun des autres maris, comme…
— Comme une épouse.
— Oui. C’est ça.
— Et moi, je t’aime comme mon époux, Zdorab. Tel que tu es. Comme ça. » Elle roula sur le flanc, se tendit et l’embrassa sur la joue. « Comme ça », répéta-t-elle. Puis elle se retourna dos à lui et sombra bientôt dans le sommeil.
Les rêves se succédèrent de nuit en nuit durant les ultimes semaines avant le départ du Basilica. Et vers la fin, l’un après l’autre, les rêveurs allèrent trouver Nafai.
Hushidh vint la première lui annoncer que Surâme avait raison, que le fossé entre Elemak et lui ne se comblerait jamais et qu’il devait assurer ses arrières. « Et ne tiens pas non plus ta promesse, acheva-t-elle. Ne réveille personne à mi-parcours ; ce serait courir à la catastrophe que de nous retrouver tous ensemble dans un espace aussi réduit.
— Je te remercie de ta suggestion », répondit Nafai sans s’engager.
Hushidh se raidit.
« N’en tiens pas compte si tu veux ; c’est toi qui portes le manteau, après tout.
— Ne m’agresse pas. Tu es la grande sœur de Luet, pas la mienne.
— Et chacun sait quels beaux spécimens font tes grandes sœurs à toi ! »
Ils éclatèrent de rire à l’unisson.
« Dis à Luet, reprit Hushidh, que de l’instant où j’ai pris la décision d’obéir à Surâme et de vous confier l’éducation de mes quatre aînés pendant le voyage, les liens entre elle et moi sont revenus, aussi solides qu’avant. C’est peut-être elle qui a dressé cette barrière au début, mais c’est ma faute si elle n’a disparu qu’aujourd’hui.
— Je le lui annoncerai ; mais ce serait encore mieux si tu t’en chargeais toi-même.
— J’étais sûre que tu dirais ça ; c’est pour ça que je te déteste. » Elle l’embrassa sur la joue et sortit.