— Je vais y réfléchir », répéta Nafai.
Issib se dressa hors du fauteuil, se pencha vers la porte, puis s’y dirigea d’un pas léger, son poids presque entièrement supporté par ses flotteurs. À la porte, il se retourna.
« Encore une chose, dit-il.
— Laquelle ?
— Je te connais mieux que tu ne le crois.
— Ah ?
— Par exemple, je sais que Surâme t’a parlé de toute cette affaire bien avant que Luet casse le morceau.
— Tiens ?
— Et aussi que tu es d’accord avec cette idée depuis le début. Tu voulais seulement qu’elle ne vienne pas de toi. Tu tenais à ce que ce soit nous qui te convainquions ; ainsi, personne ne pourrait te faire de reproches par la suite, puisque tu as essayé de nous détourner du projet.
— Tu me crois vraiment malin à ce point ?
— Oui, dit Issib. Et moi, je suis assez malin pour avoir tout compris.
— Alors, c’est que je ne suis pas si futé que ça.
— Oh mais si ! Parce que je veux que tu mettes le plan en pratique, et que je ne pourrai jamais te faire le moindre reproche si le résultat ne me satisfait pas. Ta ruse a donc fonctionné. »
Nafai sourit d’un air triste. « Je regrette que tu n’aies pas entièrement raison.
— Ah ? Et où est-ce que je me suis trompé ?
— Du fond du cœur, j’aimerais mieux laisser tous nos enfants dormir pendant le voyage, parce que je préférerais qu’il n’y ait pas de divisions entre nous dans la nouvelle colonie, parce que je préférerais couronner roi mon frère Elemak et le laisser régner sur nous tous plutôt qu’il soit mon ennemi.
— Et qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Sa haine de Surâme. Et quand nous arriverons sur Terre, il s’opposera pareillement à tout ce que le Gardien voudra nous voir faire. Il finira par tous nous détruire à cause de son entêtement. Il ne peut pas devenir notre chef.
— Eh bien, tu me rassures, dit Issib. Parce que si un jour tu commençais à penser qu’il doit nous diriger, là, il ne te raterait pas. »
Volemak, Rasa, Hushidh, Issib ; enfin, ce fut au tour de Shedemei et Zdorab de venir le voir, une heure à peine avant de s’endormir pour le voyage. « Je me refuse à faire réveiller nos enfants, dit Zdorab.
— Dans ce cas, je n’en ferai rien, répondit Nafai. D’ailleurs, je ne suis pas encore sûr que je vais en réveiller aucun.
— Oh si, tu vas le faire, intervint Shedemei. Et nous aussi, tu vas nous réveiller de temps en temps, pour contribuer à leur éducation. C’est ce qui est convenu.
— Et lorsque nous arriverons sur Terre et que nos enfants auront tous dix ans de plus que ceux d’Elya, de Meb, de Vasya et de Briya, vous affronterez leurs parents avec moi ? Vous leur direz que vous trouviez l’idée bonne ? Que c’est vous qui m’avez prié de le faire ?
— Jamais je ne dirai que je trouvais l’idée bonne, répondit Zdorab, mais je reconnaîtrai t’avoir demandé de l’appliquer.
— Ça ne suffit pas. Si ce n’est pas une bonne idée, pourquoi vouloir que vos deux seuls enfants en fassent partie ?
— Parce que si mon fils apprenait qu’il avait l’occasion d’arriver sur Terre déjà adulte et que je l’y ai fait débarquer enfant, il ne me le pardonnerait jamais. »
Nafai hocha la tête. « C’est une raison valable.
— Mais n’oublie pas, Nafai : le même principe s’applique aux autres enfants. Crois-tu que quand le fils d’Elya, Protchnu, s’apercevra que ton petit dernier, Motya, a soudain huit ans de plus que lui au lieu de deux de moins, crois-tu qu’il te le pardonnera, de même qu’à Motya ? La haine qui en ressortira sera inguérissable et perdurera de génération en génération. Chacun aura toujours le sentiment qu’on lui a volé quelque chose.
— Et ce sera exact. Mais ce qu’on leur aura volé ne l’aura été qu’après qu’ils l’auront refusé.
— Ça, ils s’empresseront de l’oublier.
— Mais, et toi ? »
Zdorab resta un moment songeur.
« S’il l’oublie, intervint Shedemei, je me charge de le lui rappeler. »
Zdorab lui adressa un sourire lugubre. « Allons nous coucher », dit-il.
Qu’ils dussent s’éveiller ou non durant le voyage, tous seraient endormis pour le décollage. La tension et la douleur qui accompagnaient ce moment étaient trop fortes pour être supportées consciemment. Les passagers baigneraient donc dans une mousse protectrice à l’intérieur des capsules d’hibernation.
Chaque couple se chargea de coucher ses enfants dans les chambres d’animation suspendue, les embrassa, puis referma les couvercles ; par les hublots, ils les regardèrent sombrer dans le sommeil drogué qui initiait le processus. Un peu inquiets, surtout les plus âgés qui comprenaient vaguement ce qui se passait, les petits étaient également excités et impatients. « Et quand on se réveillera, on sera sur Terre ? » ne cessaient-ils de demander. « Oui », répondaient leurs parents.
Après cela, Nafai conduisit les adultes à la salle de commandes et leur montra le calendrier où figurait la date d’éveil prévue pour la mi-voyage. « Vous pourrez ainsi tous voir vos enfants et vérifier que tout va bien pour eux, leur assura-t-il.
— Eh bien, maintenant, je peux dormir sur mes deux oreilles », répondit Elemak avec une ironie sèche.
Nafai surveilla la plongée de chacun dans le sommeil, puis il donna le feu vert aux ordinateurs du système d’entretien de la vie pour les endormir, les envelopper de mousse, puis les réfrigérer au point que leur organisme ne soit plus qu’à peine vivant. Alors seulement, il monta lui-même dans sa capsule et referma le couvercle sur lui.
Nul être humain ne vit le vaisseau s’élever sans bruit d’une centaine de mètres, puis d’un millier, jusqu’à l’altitude maximum qu’atteignait la poussée des magnétiques du terrain d’atterrissage. Alors les fusées de lancement se déclenchèrent, crachant des flammes vers le sol tandis que le vaisseau stellaire montait dans le ciel nocturne.
Loin de là, de l’autre côté de l’étroit bras de mer, des voyageurs sur la route des caravanes levèrent les yeux et aperçurent une étoile filante. « Mais elle monte, dit l’un d’eux.
— Non, répondit un autre. Ce n’est qu’une illusion, parce qu’elle vient vers nous.
— Non, reprit le premier. Elle monte dans le ciel. Et elle va beaucoup trop lentement pour une étoile filante.
— Ah ouais ? s’esclaffa l’autre. C’est quoi, alors ?
— Je n’en sais rien. Mais je rends grâce à Surâme de nous avoir permis de voir ce spectacle.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que, crétin, au bout de plusieurs millions d’années, on ne voit plus rien qui n’ait déjà été vu par d’autres une centaine, un millier ou un million de fois. Mais nous, nous avons assisté à quelque chose que personne n’avait jamais vu.
— Que tu crois !
— Oui, je crois.
— Et à quoi ça te sert de voir un prodige, si tu ne sais pas ce que tu as vu ? »
S’élevant toujours, le vaisseau stellaire Basilica sortit du puits gravifique de la planète Harmonie. Une fois qu’il fut suffisamment éloigné, les fusées s’éteignirent. Elles ne serviraient dorénavant plus qu’au moment où l’appareil devrait se poser sur un autre monde. Alors, une toile se déploya depuis les flancs du vaisseau, composée de fils si fins qu’ils en étaient invisibles, sauf lorsque la capture d’une molécule d’hydrogène ou d’une particule encore plus petite dans le champ d’énergie généré par la toile provoquait un aveuglant éclat sur les filaments. En ces instants, on pouvait la distinguer tout entière, telle une immense toile d’araignée qui aspirait la poussière de l’espace pour alimenter la progression de l’appareil. Le Basilica accéléra de plus en plus et finit par laisser loin derrière lui Harmonie, minuscule point de lumière indiscernable de ceux qui l’entouraient. Au bout de quarante millions d’années, des hommes avaient quitté sa surface et, contre toute attente, ils rentraient chez eux.