— Mais, sans Oykib, tu ne nous aurais rien dit, grogna Chveya d’un ton accusateur.
— Je ne pensais pas que vous comprendriez.
— Moi, je ne comprends pas, avoua candidement Shyada.
— Je veux rester éveillé, dit Padarok. Je suis de votre côté parce que je sais que ma mère et mon père sont avec vous. Je les ai entendus discuter.
— Moi aussi », renchérit sa petite sœur Dabya. Un par un, tous donnèrent leur accord.
Pour finir, Dazya se tourna vers Chveya. « Et moi, je regrette que tu me détestes tellement que tu aimes mieux rester petite que de vivre avec moi.
— Mais c’est toi qui me détestes ! protesta Chveya.
— Non, promis. »
Un long silence s’installa.
« Alors, finalement, dit enfin Chveya, on est du même côté.
— C’est vrai », acquiesça Dazya.
Et, parce qu’elle se rendait rarement compte de l’effet qu’allaient produire ses paroles, Chveya ajouta : « Et tu peux te marier avec Padarok. Moi, je suis d’accord. »
Aussitôt, Padarok se récria hautement tandis que la plupart des enfants s’esclaffaient bruyamment. Seul Oykib remarqua que c’est lui que Chveya regardait dans les yeux avant de les baisser.
Alors comme ça, je suis l’élu, se dit-il. C’est gentil de choisir à ma place.
Mais c’était évident, aussi. Des douze enfants présents, Oykib et Padarok étaient les seuls garçons nés la première année et Chveya et Dza les seules filles. Si Dza et Padarok se retrouvaient ensemble, Chveya devrait épouser Oykib, ou bien un garçon plus jeune, ou alors personne.
Cette idée avait quelque chose d’un peu déplaisant. Il se rappela l’unique fois où il s’était laissé piéger à jouer à la poupée avec Dza et quelques petites. C’était d’un ennui mortel de faire le papa et le mari et il s’était enfui au bout de quelques minutes de jeu. Il s’imagina jouant à la poupée avec Chveya et ne vit pas en quoi ce serait mieux. Mais peut-être qu’avec de vrais bébés à la place des poupées, c’était différent. Ça n’avait pas l’air de gêner les hommes adultes, en tout cas. Peut-être qu’il manquait quelque chose quand on jouait avec des poupées ; peut-être que dans les vrais mariages, les femmes n’essayaient pas d’obliger leur époux à faire tout comme elles voulaient.
Padarok avait intérêt à compter là-dessus, parce que s’il se retrouvait avec Dazya, il n’aurait même plus le droit de penser sans sa permission. Pour faire sa loi, elle était championne ! Chveya, de son côté, se contentait d’être têtue ; ce n’était pas la même chose. Elle voulait tout faire à sa façon, mais au moins elle n’exigeait pas qu’on lui obéisse. Peut-être qu’ils pourraient se marier, habiter dans deux maisons différentes et se relayer seulement pour s’occuper des enfants. Là, ça marcherait.
Nafai était en train d’emmener les autres pour leur montrer où ils dormiraient – la chambre des filles et celle des garçons. Oykib, plongé dans ses spéculations sur le mariage, était resté à la traîne dans la bibliothèque et, du coup, il se retrouva seul avec Luet.
« Eh bien, tu en avais à dire, aujourd’hui, lui lança-t-elle. Ce n’est pas ton habitude.
— C’est parce que vous ne le disiez pas, vous deux.
— Non, en effet. Et nous avions peut-être de bons motifs pour ça, tu ne crois pas ?
— Non, je ne crois pas. » C’était mal élevé de parler ainsi à une grande personne, il le savait, mais en cet instant, il s’en fichait. Il était le frère de Nafai, après tout, pas son fils !
« Tu en es bien sûr ? » Elle était en colère, pas de doute.
« Vous ne nous disiez pas toute la vérité parce que vous pensiez qu’on ne comprendrait pas, mais on a compris. On a tous compris. Et alors seulement, on a pu décider en sachant ce qu’on faisait.
— Tu crois peut-être comprendre, mais c’est faux. Cette affaire est beaucoup plus compliquée que tu ne le penses, et…»
L’énervement gagna Oykib. Il avait entendu leurs disputes avec Surâme, toutes les nuances et tous les problèmes possibles dont ils s’étaient inquiétés, et même s’il refusait de dire comment il en avait eu connaissance, il n’allait sûrement pas faire semblant de ne pas les comprendre. « Tu ne t’es jamais dit, Lutya, que c’est peut-être aussi beaucoup plus compliqué que tu ne le penses, toi ? »
Fut-ce parce qu’il l’avait appelée – elle, une adulte ! – par son petit nom, ou parce qu’elle reconnut la vérité de ses paroles ? en tout cas, elle ne répondit pas et le dévisagea.
« Tu ne comprends pas tout, poursuivit Oykib, mais ça ne t’empêche pas de prendre des décisions. Nous non plus, on ne comprend pas tout, mais on a choisi, non ? Et comme il faut, non ?
— Oui, répondit-elle à mi-voix.
— Peut-être que les enfants ne sont pas aussi bêtes que vous l’imaginez », ajouta-t-il. Il y avait longtemps qu’il avait envie de dire ça à un adulte. C’était la bonne occasion.
« Je ne vous crois pas bêtes, ni toi ni aucun des…»
Mais avant qu’elle put achever sa phrase, il avait déjà bondi dans le couloir à la recherche des autres. S’il n’était pas là pour choisir, il se retrouverait avec le lit le moins bon.
Il hérita finalement du pire, la couchette en bas à droite, près de la porte, bien visible du couloir, si bien qu’en cas de chahut il serait en première ligne. Il avait pourtant choisi le meilleur lit, au début, et comme c’était le premier garçon, personne n’avait discuté. Mais alors il avait vu l’air misérable de Motya quand il avait écopé du coin le plus moche – et surtout quand Yaya et Jyat s’étaient fichus de lui. Et voilà : il se retrouvait à sa place et il savait que jamais personne ne voudrait en changer avec lui. Dix ans, se dit-il. Il va falloir que je dorme dix ans sur cette paillasse minable !
6
Le Dieu Laid
Quand Emiiz eut six ans, sa mère l’emmena dans la caverne sacrée. C’était un site miraculeux : souterrain, il n’était pourtant pas l’œuvre du peuple ; il était apparu ainsi, donné par les dieux. Ils l’avaient créé et c’est pourquoi on y apportait les dieux pour les adorer.
La caverne était étrange, toute en rochers déchiquetés et suintante d’humidité, pas du tout comme les terriers secs et lisses de la cité. Des gouttes d’eau gluante tombaient de partout. Mère expliqua que l’eau laissait à chaque goutte un tout petit peu de calcaire et avait ainsi formé d’épais piliers. Mais comment était-ce possible ? Les piliers ne soutenaient-ils pas le toit de la caverne ? Si les gouttes mettaient des années à les créer, qu’est-ce qui supportait la voûte au début ? Mais Mère expliqua que la caverne était en pierre. « Les dieux creusent des trous dans la montagne comme nous faisons sauter des éclats de pierre pour fabriquer nos lames, dit-elle. Ils peuvent maintenir un toit de pierre si grand qu’on n’en voit pas le bout, même avec la torche la plus brillante. Et il n’existe pas de vent assez puissant pour emporter le toit du terrier des dieux. »
Ça doit être pour ça que ce sont des dieux, pensa Emiiz. Elle avait vu les effets de la tempête sur la partie haute de la cité : trois arbres-toits avaient été abattus, si bien que la pluie et ensuite le soleil s’étaient déversés dans les crèches et les salles d’assemblée qui se trouvaient en dessous. Il avait fallu plusieurs jours pour condamner les tunnels et en creuser de nouveaux ailleurs afin de remplacer l’espace perdu, et pendant ce temps deux cousins et trois nièces avaient habité chez eux. Mère avait failli devenir folle et Emiiz elle-même n’en était pas passée loin. C’étaient des gens tranquilles, réservés, peu préparés à se défendre contre les indiscrets qui fourraient leur nez partout. « Mais que vois-je, tu apprends déjà à tisser, à ton âge ? Oh, je parie que tu as déjà choisi un beau jeune homme qui participe à sa première chasse, mon joli petit trésor ! »