Rien que des mensonges ! Emiiz n’avait rien d’un joli petit trésor ; elle n’était pas jolie et elle n’était pas petite. Et ce n’était pas un trésor non plus : d’abord, elle était trop poilue. Les hommes aimaient les femmes duveteuses, pas couvertes de poils noirs et rudes comme les siens. Elle n’avait pas non plus une jolie voix ; elle essayait d’imiter Mère, mais elle n’avait pas ce genre de musique en elle. Un jour, alors que cousine Issess – tiens, ça, c’est un nom quelconque qui lui va bien ! – ignorait qu’Emiiz était là, elle avait dit à son idiote de fille, Aamuv : « Pauvre Emiiz ! C’est un accident de l’évolution, tu sais ; elle est aussi poilue que ceux du versant oriental de la montagne. J’espère qu’elle ne partage pas leurs autres particularités ! » La rumeur voulait naturellement que les hirsutes du versant est mangent le cœur et le foie de leurs ennemis, et certains disaient même qu’ils embrochaient simplement leurs victimes et les dévoraient tout entières. Des monstres, quoi. Et c’est comme ça que les gens considéraient Emiiz, avec ses poils exubérants.
Après tout, elle n’était pas responsable de ce qui poussait sur elle. Au moins, ce n’était pas une horrible infection fongueuse comme celle qui faisait sentir si mauvais le pauvre Bomossoss. C’était un puissant guerrier, mais personne n’aimait le fréquenter à cause de l’odeur. Quelle tristesse ! Ah ! les dieux font ce qu’ils veulent de nous. En tout cas, moi, je ne sens pas.
Il n’y avait pas d’office en ce moment – naturellement, puisque c’était réservé aux hommes ; cela ne regardait pas les femmes et encore moins les petites filles. Mais elle avait entendu dire que les hommes adoraient les dieux en les léchant jusqu’à ce qu’ils soient trempés de salive et tout mous ; alors ils se les frottaient partout sur le corps. Elle n’y avait jamais vraiment cru jusqu’à cet instant où elle entrait dans la première des salles de prière.
Certains des dieux, sculptés avec un luxe de détails, avaient des visages d’une beauté extraordinaire. Il y avait des représentations de guerriers féroces, de hideuses viandes-du-ciel, de chèvres, de daims, de serpents lovés et de libellules perchées sur des roseaux. Mais, à la grande surprise d’Emiiz, quand Mère lui montra les plus sacrés des dieux, les plus adorés, ce n’étaient pas du tout les plus finement sculptés ; les plus révérés d’entre eux n’étaient que des blocs d’argile lisses.
« Pourquoi est-ce que les plus beaux ne sont pas aussi sacrés que ceux qui ne ressemblent à rien ?
— Ah, répondit Mère, c’est que, vois-tu, c’étaient autrefois les plus magnifiques ; on les a adorés avec beaucoup de ferveur et ils nous ont donné de beaux enfants et de bonnes chasses. Alors, naturellement, ils sont devenus lisses, à force. Mais nous n’oublions pas ce qu’ils étaient. »
Emiiz restait pourtant troublée par ces blocs sans traits. « On ne pourrait pas leur sculpter de nouveaux visages ?
— Ne dis pas de bêtises ! Ce serait un blasphème. » Mère avait l’air agacée. « Franchement, Emiiz, je ne comprends pas comment ta tête fonctionne. Personne ne sculpte les dieux ; ils n’auraient aucun pouvoir si c’étaient des hommes et des femmes qui les fabriquaient dans la glaise !
— Ben, qui est-ce qui les fabrique, alors ?
— Nous les rapportons chez nous. Nous les trouvons et nous les rapportons.
— Mais qui les fabrique ?
— Ils se fabriquent tout seuls. Ils sortent tout seuls de l’argile de la berge.
— Je pourrais les voir faire, un jour ?
— Non, répondit Mère.
— Mais je veux voir naître un dieu ! »
Mère soupira. « Bon, tu es assez grande, j’imagine. Mais tu dois me promettre de ne rien raconter aux petits.
— C’est juré.
— Eh bien, ça se passe à une époque précise de l’année, pendant la saison sèche. Les viandes-du-ciel descendent et façonnent la boue de la berge.
— Les viandes-du-ciel ? » Emiiz était horrifiée. « Tu plaisantes ! C’est dégoûtant !
— Ce serait dégoûtant, en effet, si l’on supposait qu’elles comprennent ce qu’elles font. Mais ce n’est pas le cas ; le dieu s’éveille en elles et elles se mettent aveuglément à modeler la glaise en formes extraordinairement compliquées. Et puis, quand elles ont fini, elles s’en vont, tout simplement, en abandonnant leurs sculptures. Pour nous. »
Les viandes-du-ciel ! Ces sales bêtes volantes qui capturaient parfois des chasseurs et les tuaient ! On attrapait leurs petits pour les rôtir et les donner à manger aux femmes enceintes. C’étaient des créatures dépourvues d’intelligence, dangereuses, perfides et furtives, et c’étaient elles qui fabriquaient les dieux ?
« Je ne me sens pas bien, Mère, dit Emiiz.
— Eh bien, assieds-toi quelques minutes et repose-toi. J’ai rendez-vous avec la prêtresse à trois salles d’ici – dans cette direction – et je ne dois pas être en retard. Mais tu sauras me retrouver sans te perdre, n’est-ce pas ? Tu ne quitteras pas le chemin, d’accord ?
— Je ne suis pas devenue d’un seul coup complètement idiote, Mère.
— Par contre, tu es devenue insolente, d’un seul coup. Ça ne me plaît pas, Emiiz. »
Bof, de toute façon, il n’y a pas grand-chose qui plaise chez moi, songea-t-elle. Ce n’est d’ailleurs pas pour ça que je dois être d’accord ; moi, je me trouve quelqu’un de très bien. Comme je suis beaucoup plus intelligente que mes amies, tout ce que je me raconte est brillant, passionnant et surtout nouveau ! Ce n’est pas comme celles qui se contentent de répéter sans arrêt les mêmes formules pleines de « sagesse » qu’elles ont piquées à leur mère ! Et en tout cas, je suis plus intéressante que les garçons, qui ne pensent qu’à jeter des choses, à les casser ou à les couper ! Mieux vaut creuser et tisser, comme les femmes, ramasser des insectes plutôt que les tuer, mélanger des feuilles, des fruits, de la viande et des racines pour en faire un plat réussi. Un jour, je serai une belle femme, poils ou pas poils, et l’homme qui se retrouvera avec moi poussera des grands cris de déception pour la galerie, mais en secret il connaîtra le bonheur, et je lui ferai toute une ribambelle de bébés poilus et futés aussi moches et aussi intelligents que moi, jusqu’au jour où tout le monde se rendra compte que les poilues font les meilleures épouses et les meilleures mères et que les sans poils sont visqueuses et toutes froides, comme des melons écorcés.
Remontée, Emiiz se leva et se mit à examiner les dieux de plus près. Elle ne trouvait rien d’intéressant à ceux que l’on adorait le plus, elle n’y pouvait rien. C’étaient les statues intactes et riches de détails qui la fascinaient. Tout son problème venait peut-être de là : seuls les dieux de piètre réputation l’attiraient, aussi, les dieux vraiment efficaces sachant qu’elle ne les aimait pas, elle se retrouvait affligée d’une laideur sans nom. C’était quand même affreux de l’avoir punie dès la naissance d’un péché qu’elle ne devait commettre qu’à six ans, deux années seulement avant de devenir femme !
Bon, eh bien, puisque j’ai déjà reçu ma punition, autant la mériter franchement ! Je vais chercher le dieu le plus beau, le moins adoré de tous, et c’est celui-là que je me choisirai !