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Elle se mit donc en quête d’une statue en parfait état, mais naturellement tous les dieux avaient été vénérés peu ou prou et si des parties entières de certains avaient conservé de merveilleux détails, aucun n’était absolument intact.

Sauf cette sculpture extraordinaire qu’elle trouva au fin fond d’une petite salle reculée. Elle ne ressemblait pas du tout aux autres ; elle n’évoquait d’ailleurs aucune créature connue d’Emiiz. Et elle était absolument intacte. Ses traits n’étaient effacés nulle part, ce qui signifiait que personne ne l’avait jamais adorée.

Eh bien, dit Emiiz au dieu laid, c’est moi ton adoratrice, maintenant. Et je vais t’adorer de la meilleure façon, au contraire des autres : je ne vais pas te lécher, ni te frotter sur moi, ni rien de dégoûtant comme les gens font d’habitude avec leurs dieux en terre ; moi, pour t’adorer, je vais te regarder comme une œuvre d’art magnifique !

Naturellement, c’était une œuvre d’art magnifique qui représentait une créature extraordinairement laide. Elle avait une bouche humaine et deux yeux humains aussi, mais son nez pointait vers le bas, sa mâchoire saillait excessivement et, à la base, sa tête s’amincissait tellement que son cou était beaucoup, beaucoup plus fin que son crâne. Comment fait-elle pour tenir une grosse tête comme ça sur un cou aussi maigre ? Et comment une stupide viande-du-ciel aurait-elle l’idée de fabriquer quelque chose que personne n’avait jamais vu ?

La réponse à cette dernière question était évidente, une fois qu’elle y eut réfléchi : la viande-du-ciel avait sculpté cette tête parce que c’est à ça que ressemblait le dieu.

Mais non ! Quel dieu voudrait avoir cette tête ?

À moins que (et cette idée la renversa), à moins que les dieux n’aient aucun pouvoir sur leur apparence ? Et si ce dieu était comme elle, s’il était né laid ? Et si cela ne l’empêchait pas d’estimer qu’il avait le droit d’avoir une statue et de se faire adorer ? C’est pour ça qu’il s’était fait représenter par une viande-du-ciel ; mais quand on l’avait apporté dans la caverne, personne n’avait voulu le vénérer et il s’était retrouvé dans un coin tout noir ; seulement, moi, je t’ai découvert et je suis peut-être moche, mais je suis ta seule adoratrice, alors ne viens pas me dire que tu ne veux pas de moi !

Je t’accepte.

Elle entendit ces mots aussi clairement que si quelqu’un avait parlé dans son dos. Elle se retourna, mais elle était seule dans la salle pleine d’ombre.

« Est-ce que tu m’as parlé ? » chuchota-t-elle.

Pas de réponse. Mais en regardant la statue magnifiquement laide, elle sut quelque chose, quelque chose de si important qu’elle devait l’annoncer à Mère sans perdre un instant. Elle sortit en courant et prit le chemin principal jusqu’à la pièce où sa mère et la prêtresse conversaient avec animation. « Tu te sens mieux, à ce que je vois, Emiiz, fit sa mère en lui tapotant la tête.

— Mère, il faut que je te dise…

— Plus tard. Nous sommes sur le point de prendre une décision merveilleuse pour toi et…

— Mère, il faut que je te le dise tout de suite ! »

Sa mère prit un air à la fois gêné et agacé. « Emiiz, Vliijlisumuunuun va croire que je t’ai mal élevée. »

Au nom de la prêtresse, Emiiz comprit qu’il devait s’agir d’un personnage influent et distingué, et la timidité l’envahit. « Pardon, dit-elle.

— Non, c’est bien, répondit la vieille prêtresse. Seules les poilues entendent encore la voix des dieux, dit-on. »

Allons bon ! pensa Emiiz. J’espère que je ne vais pas devoir me faire prêtresse parce que je suis moche !

« Que voulais-tu nous annoncer, mon enfant ? demanda la vieille femme.

— Ben, je… je regardais un dieu très beau, sauf qu’il est très laid, et d’un seul coup j’ai su quelque chose. C’est tout. »

La prêtresse se laissa tomber à quatre pattes. Aussitôt Mère l’imita, et Emiiz avait assez d’éducation pour savoir qu’elle-même devait en faire autant. Mais quelle exaltation ! La prêtresse la prenait au sérieux ! « Qu’as-tu soudain su ? demanda Vliijiisumuunuun.

— Ben, maintenant que j’y pense, je ne sais même pas ce que ça veut dire.

— Dis-le nous quand même, intervint sa mère, et la prêtresse battit lentement des paupières pour indiquer son accord.

— Ceux qui étaient perdus sont de retour. »

Sa mère et la prêtresse la regardèrent d’un air inexpressif. Enfin la première parla : « Et c’est tout ?

— C’est assez, murmura la prêtresse. N’en parle à personne. » Elle avait les yeux fermés.

« Vous savez donc ce que ça veut dire ? demanda la mère d’Emiiz.

— Non, pas ce que ça veut dire. Mais rappelez-vous le chant de la création, quand la grande prophétesse Zz proclame : “Il n’y aura plus de viande du ciel le jour où ceux qui sont perdus seront retrouvés, ni de dieux de la rivière quand les errants seront de retour.”

— Je ne m’en souviens pas, répondit la mère d’Emiiz. Mais notez : Zz ne parle pas de gens perdus qui reviendraient ; elle dit que ceux qui sont perdus seront retrouvés et que ce sont les errants qui seront de retour. Inutile donc, à mon avis, de prendre tout ça trop au sérieux en effrayant ma pauvre fille. »

Mais c’était elle qui avait peur, manifestement. Emiiz, elle, était aux anges. Le dieu avait accepté sa vénération, puis il lui avait fait un cadeau, cette formule qui n’avait aucun sens pour elle, mais apparemment beaucoup pour la prêtresse – et pour sa mère aussi, malgré ses protestations.

« Cela change tout, dit la vieille femme.

— C’est bien ce que je craignais, répondit Mère d’une petite voix.

— Allons, ne dites pas de bêtises ! Je compte toujours trouver un époux à votre fille. »

Trouver un époux ! Quelle horreur ! Un mariage arrangé ! Mère avait une telle certitude qu’aucun homme ne voudrait d’elle qu’elle était allée demander à la prêtresse de préparer un mariage sacrificiel ? On allait forcer un homme à la prendre pour épouse en réparation d’un crime ? Emiiz avait déjà connu deux cas de ce genre ; les deux fois c’était la femme la criminelle, et c’était elle qu’on punissait en obligeant un homme à l’épouser, comme on oblige un malade à boire une potion répugnante.

« Quel crime est-ce que j’ai commis ? chuchota-t-elle.

— Allons, ne prends pas la mouche, répondit la prêtresse ; comme je l’ai dit, cela change tout.

— Comment cela ? demanda Mère.

— Disons simplement que lorsqu’une enfant devient l’instrument par lequel on nous promet l’accomplissement des prophéties de Zz, il n’est pas question de la donner à un quelconque rustaud à la morale inexistante. »

Oh, joie des joies ! songea sombrement Emiiz. Ça veut dire, je suppose, qu’on va me marier à un malfaiteur de haut vol !

« Elle a six ans ? Il lui reste deux ans avant de devenir femme ?

— Dans la mesure où l’on peut le deviner, répondit Mère. Ce sont les dieux qui décident, naturellement. »

La prêtresse caressa la fourrure d’Emiiz. Comme d’habitude, celle-ci se raidit : les gens touchaient toujours les membres difformes ou la bosse des infirmes et elle détestait cela, même si l’on prétendait que cela leur portait chance. Mais soudain, elle s’aperçut que cette fois, le contact n’avait rien d’hésitant ; la vieille femme caressait sa fourrure avec une affection non feinte, apparemment, et c’était agréable. « Je me demande, dit-elle, si nous avons raison de privilégier les fourrures fines et rases. Avec le pelage de nos femmes, nous avons peut-être bien perdu quelque chose, une certaine intimité avec les dieux. »