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Mère était trop polie pour manifester son désaccord, mais son silence même révéla qu’elle n’était pas de cet avis.

La prêtresse poursuivit : « Muf, le fils du roi-guerrier, atteindra sa majorité à peu près en même temps qu’Emiiz. »

Après un instant de stupéfaction, Mère éclata de rire. « Voyons, ne me dites pas que vous…

— Une enfant qui entend l’écho des paroles de Zz au bout de tant de siècles…»

Mère n’avait pas fini de protester. « Mais Muf sera mécontent qu’on lui donne une…

— Muf veut devenir roi-guerrier. Il se mariera selon ce que les dieux dicteront. En ce qui me concerne, les dieux ont fait leur choix aujourd’hui. »

Mais ce ne sont pas les dieux qui m’ont choisie, pensa Emiiz. C’est moi qui en ai choisi un !

« C’est trop pour elle, dit Mère. Jamais elle n’a espéré un tel honneur.

— C’est justement à celles qui l’espèrent, répondit la prêtresse, qu’il ne faut surtout jamais l’accorder. »

Mère finit par se laisser convaincre – à moins qu’elle n’eût enfin pris conscience de ce que son incrédulité révélait à sa fille. En tout cas, elle poussa un couinement ravi et embrassa Emiiz.

Avant qu’elles ne partent, la prêtresse demanda à Emiiz de lui montrer quel dieu elle avait regardé. Dès qu’elles furent dans la petite salle reculée, elle devina duquel il s’agissait. « C’est le grand très laid, n’est-ce pas ? On n’y a jamais touché.

— Mais la sculpture est magnifique, dit Emiiz.

— Oui, c’est vrai. De grosses mains comme les nôtres ne parviendraient jamais à une telle perfection dans le détail. C’est pour cela que les dieux se servent des viandes-du-ciel pour leur donner une forme matérielle. Mais celui-ci… je me demandais quel était son rôle, personne ne lui ayant donné l’occasion de faire naître un enfant, d’apporter la pluie ni rien de ce genre. Il devait attendre ta venue, mon enfant. » Et elle caressa de nouveau la fourrure d’Emiiz.

Je vais devenir l’épouse du prochain roi-guerrier, s’il se révèle digne de succéder à son père. Je ferai tout pour l’y aider ; et je lui arrangerai une salle superbe, avec des tapis et des tentures, des paniers et des robes plus magnifiques qu’on n’en aura jamais vu. Lorsque les gens le regarderont, ils ne penseront pas : « Voyez ce pauvre homme affligé d’une femme hirsute ! », mais « L’épouse du roi-guerrier est peut-être poilue, mais grâce à elle, le roi-guerrier vit au milieu de la beauté. »

Je n’oublierai jamais ce merveilleux cadeau, dit-elle silencieusement au dieu à la magnifique laideur.

« Allez-vous placer ce dieu à la vue de tous ? demanda Mère.

— Non, répondit la prêtresse. Et ni l’une ni l’autre, vous ne devez confier à quiconque lequel a parlé par la bouche de la petite. Ce dieu n’a jamais été touché. Qu’il demeure ainsi.

— Je n’ai jamais vu qu’on traite un dieu puissant de cette façon ! protesta Mère.

— Et moi, je n’ai jamais vu qu’un dieu intact ait le moindre pouvoir, répliqua la prêtresse. Il n’existe donc pas de précédent pour nous guider. En conséquence… nous ferons ce qui est efficace ; et ne pas toucher celui-ci me paraît avoir d’excellents résultats. Cela me suffit. »

À moi aussi, pensa Emiiz. Puis, tout haut, elle répéta les mots, les premiers et les plus clairs, qu’avait dits le dieu : « Je t’accepte.

— Garde ça pour ton époux, dit Mère. À présent, il faut rentrer tant qu’il est encore temps de préparer un bon souper. »

Sur le chemin du retour, Mère lui serina sur tous les tons qu’elle ne devait se vanter à personne de ce qui s’était passé : tant que la vieille Vliij n’avait pas fait d’annonce publique, elle pouvait encore changer d’avis. « Elle peut aussi mourir : elle est âgée. Et ne va pas t’imaginer que les autres prêtresses seraient le moins du monde impressionnées si je venais leur dire : Mais Vliij avait promis de marier ma petite Emiiz avec Muf, le fils du roi-guerrier ! »

Naturellement, je ne me l’imagine pas, Mère ; qui pourrait le croire ?

Mais tout au fond d’elle, une question la harcelait, une question à laquelle ni Mère ni la prêtresse ne semblaient avoir pensé : qu’est-ce que ça voulait dire, « ceux qui étaient perdus sont de retour » ? Qui était de retour ? Et comment s’étaient-ils perdus ? Et pourquoi, sur les milliers de dieux qui se trouvaient dans la caverne sacrée, fallait-il que ce soit ce drôle de dieu laid qui annonce la nouvelle ?

Je vais ouvrir l’œil, décida Emiiz. En me parlant, le dieu n’avait pas seulement pour but de me procurer un mariage qui dépasse largement toutes mes espérances ; je vais essayer de comprendre ce que veut vraiment dire son message et quand j’y serai arrivée, je le proclamerai publiquement, ou en tout cas je ferai ce que le dieu dictera. Quand l’heure sera venue, je saurai ce qu’il faut faire.

Sans se demander d’où lui venait cette certitude, elle se mit à réfléchir au suffixe à rajouter à son nom : l’épouse du fils du roi-guerrier ne pouvait pas se contenter de son nom-de-sevrage. Emiizuuj ? Uuj était la terminaison que sa mère avait adoptée lors de son jour de gloire, quand on avait choisi son panier pour les funérailles du vieux roi du sang. Mais c’était un nom délicat, un peu mièvre, quand c’était une femme qui le choisissait. Emiiz souhaitait quelque chose de plus énergique. Il fallait qu’elle y réfléchisse. Elle aurait tout le temps d’y songer.

7

Tempête En Mer

Zdorab n’était pas né à la bonne époque. Il ne s’en était jamais rendu compte jusqu’à présent. Oh, bien sûr, il se sentait mal intégré quand il était enfant et, plus tard, à Basilica, avant que Nafai lui offre la chance de sauver sa vie en l’accompagnant au désert. Mais aujourd’hui, au terme de sa seconde période en tant que maître d’école aux côtés de Nafai, à bord du Basilica, il savait enfin quelle était sa vraie place. Le seul ennui, c’est que la culture susceptible de reconnaître ses mérites n’existait plus depuis quarante millions d’années.

On ne pouvait naturellement qu’admirer ceux qui avaient bâti ce vaisseau avec un tel luxe de raffinement dans le dessin et dans l’exécution. Mais après avoir vécu dans l’appareil, Zdorab comprit qu’en plus il aimait leur mode de vie. Certes, on était enfermé, mais en ce qui le concernait, Zdorab trouvait la vie au grand air très surfaite ; les insectes ne lui manquaient pas, non plus que les excès de chaleur ou de froid, d’humidité ou de sécheresse. Il ne regrettait pas les défécations animales, ni les effluves dégagés par certains aliments inconnus lors de leur cuisson, ni ceux d’autres, trop connus, en train de pourrir.

Pourtant, ce n’était pas l’absence de désagréments qui lui faisait savourer l’existence à bord du vaisseau, mais ses aspects positifs : un lit douillet toutes les nuits, une douche d’eau propre le matin, une vie centrée sur la bibliothèque, sur l’acquisition et la transmission du savoir, des ordinateurs capables aussi bien de jouer que de travailler, une reproduction parfaite de la musique, des toilettes autonettoyantes et sans odeur, des vêtements qu’on n’avait pas besoin de repasser, des repas prêts en quelques instants, et le tout en se déplaçant à une vitesse incalculable vers une autre étoile située à un siècle de voyage.

Mais quand il voulut exposer son point de vue à Nafai, le jeune homme lui adressa un regard ahuri et répondit : « Et les arbres, alors ? » Manifestement, il avait hâte de débarquer sur la nouvelle planète, crasseuse elle aussi, sans doute, grouillante de bestioles et où il faudrait encore s’échiner à travailler de ses mains. Durant toute la traversée du désert, Zdorab avait joué les serviteurs obéissants, et il jouissait aujourd’hui du confort du vaisseau : toutes les tâches y étaient effectuées par des machines et des ordinateurs, ou alors elles étaient si simples que n’importe qui pouvait les accomplir – et tout le monde participait aux corvées.