Mais en même temps, il espérait secrètement que Surâme entendait ses pensées et n’ignorait rien de son système de réveil. D’ailleurs, il l’avait sûrement déjà désactivé ; Zdorab n’avait pas vérifié sa présence pour les mêmes raisons qu’il ne l’avait pas retiré en personne. Surâme ne permettrait pas qu’il arrive quoi que ce soit de dangereux pendant le voyage ; donc, Elemak ne se réveillerait pas avant l’atterrissage ; et à ce moment-là, Zdorab pourrait affirmer en toute légitimité : « J’avais laissé le signal en place, mais Surâme a dû le découvrir. »
Il se répétait la phrase en silence, l’articulait soigneusement, tout en sachant qu’Elemak ne le croirait pas ou, s’il le croyait, qu’il n’en tiendrait pas compte.
Ils n’auraient pas dû m’obliger à entrer dans leur famille, à choisir mon camp dans leurs querelles meurtrières.
Il se tenait devant la capsule de Shedemei ; le couvercle coulissa vers l’arrière et elle ouvrit vaguement les yeux. Un pâle sourire apparut sur ses lèvres.
« Bonjour, belle dame surdouée, dit-il.
— Entendre des flatteries dès le réveil, c’est le rêve de toutes les femmes, répondit-elle. Malheureusement, je suis encore abrutie par les drogues.
— Quelles drogues ? » Il l’aida à se redresser, puis rabattit le flanc de la capsule afin qu’elle pût en descendre.
« Tu veux dire que c’est naturel chez moi d’avoir l’esprit aussi lent ? »
Elle se mit debout et s’agrippa à lui, tant pour se soutenir en attendant que ses jambes se réhabituent à la gravité réduite que pour l’embrasser amicalement. Il lui rendit son étreinte, puis lui exposa les progrès de chacun des enfants depuis sa dernière période de veille.
« Pour moi, c’est peut-être la meilleure école qu’on ait jamais vue, conclut-il.
— Et c’est bien pratique que les professeurs puissent dormir un trimestre sur deux », répondit Shedemei.
Ils passèrent plusieurs heures à parler des enfants, surtout des leurs, et de tout ce qui passait par l’esprit de Shedemei. Mais ils n’abordèrent pas le sujet qui tenaillait Zdorab, et son épouse finit par remarquer son air contraint.
« Qu’y a-t-il ? Tu me caches quelque chose.
— Et quoi donc ?
— Quelque chose qui t’inquiète.
— Ma vie n’est qu’inquiétude, répondit-il. Je n’aime pas monter dans la capsule d’hibernation. »
Elle eut un petit sourire. « D’accord, rien ne t’oblige à me le dire.
— Je ne peux pas te dire ce que j’ignore moi-même », fit-il, et comme ces mots contenaient une part de vérité – il ne savait pas si Surâme avait désinstallé ou non le programme –, l’intuition de Shedemei lui permit de le croire et elle se détendit.
Quelques heures plus tard, il dit au revoir aux enfants selon un rituel auquel ils étaient maintenant habitués, puisque tous leurs professeurs y obéissaient. Une poignée de main ou une étreinte, selon l’âge de l’élève, un baiser à ses enfants, que cela leur plaise ou non, puis Nafai et Shedemei l’accompagnèrent à sa capsule et l’aidèrent à s’y hisser.
Et tandis que les drogues commençaient à agir, l’affolement le saisit. Non, non, non ! songea-t-il. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Elemak ne m’épargnera jamais ! Il faut modifier le programme ! Il faut l’empêcher de se réveiller et de prendre Nafai par surprise ! « Nafai, dit-il. Va voir dans les ordinateurs du système vital. »
Mais le couvercle s’était déjà refermé et il ne put se rendre compte si Nafai observait ses lèvres ; puis, avant qu’il pût soulever la main, les drogues le terrassèrent et il s’endormit.
« Qu’a-t-il dit ? demanda Nafai à Shedemei.
— Je n’en sais rien. Quelque chose le tracassait, mais il ignorait quoi.
— Eh bien, ça lui reviendra peut-être à son réveil. »
La généticienne soupira. « Je ressens la même inquiétude à chaque fois, moi aussi, comme si j’oubliais quelque chose de très important. Ce doit être un effet secondaire des drogues. »
Nafai éclata de rire. « Oui, de même qu’on se réveille en pleine nuit avec une idée géniale qu’on a eue en rêve ; on en prend note et le matin, on se relit : “Pas le repas ! Le chien !” Et on ne sait absolument plus ce que ça voulait dire ni pourquoi on a trouvé ça génial !
— Les vrais rêves, on n’a pas besoin de les écrire. On s’en souvient. »
Et ils hochèrent la tête, car ils savaient ce que c’était d’entendre la voix de Surâme ou du Gardien de la Terre pendant son sommeil. Puis ils retournèrent auprès des enfants et entamèrent l’étape suivante de leur éducation.
En compagnie de Dza, Chveya aidait certains des petits à faire leur gymnastique. On s’était rendu compte des années plus tôt qu’il fallait surveiller l’exécution des exercices, sans quoi les occupants du vaisseau finissaient par s’amollir, malgré les avertissements répétés de Nafai : tous les passagers éveillés devaient faire deux heures de centrifugeuse par jour, sinon ils arriveraient sur Terre dans un tel état de relâchement et de faiblesse qu’ils auraient besoin du fauteuil d’Issib pour faire le moindre pas. Aussi, les plus jeunes s’entraînaient avec les plus grands qui leur donnaient la cadence, et les plus âgés travaillaient avec les petits qui les surveillaient. De cette façon, on évitait les discussions pour savoir qui commandait dans un groupe d’âge et le système fonctionnait assez bien.
Dza et Chveya n’étaient pas amies ; elles n’avaient pas assez de points communs. Dza était de ces gens qui ne supportent pas la solitude, qui doivent vivre dans le brouhaha des conversations, des commérages, des rires et des moqueries. Maintenant qu’elle ne jouait plus les grands chefs avec eux, les plus jeunes éprouvaient une réelle affection pour elle, Chveya s’en rendait bien compte : elle voyait leur relation comme un lien matériel ; les petites filles s’illuminaient en présence de Dza – et c’était réciproque. Mais Chveya, elle, supportait mal de rester longtemps en leur compagnie. Ce n’était pas par jalousie, bien que par moments elle enviât à Dza sa bande d’amies ; mais tous ces bavardages, cette situation où son attention devait se porter rapidement d’une personne à l’autre, tout cela l’épuisait très vite et il lui fallait se recueillir quelque temps, se plonger dans le silence et la musique, lire un livre une heure durant sans interruption ou avoir une conversation dont le fil ne déviait pas constamment.
Son père lui en avait d’ailleurs parlé, et sa mère aussi, lors de son dernier réveil : Tu passes trop de temps seule, Chveya ; les autres enfants ont parfois l’impression que tu ne te plais pas avec eux. Mais pour Chveya, lire un livre, ce n’était pas s’isoler ; au contraire, elle discutait avec quelqu’un et la conversation collait au sujet sans prendre constamment des tangentes et sans l’interruption de l’un qui voulait lui raconter sa version des derniers ragots ou de l’autre qui souhaitait lui exposer ses problèmes personnels.
Mais tant qu’elle arrivait à se ménager des pauses solitaires, elle cohabitait pacifiquement avec tout le monde, même avec Dza : à présent qu’elle avait dépassé le stade où elle se vantait d’être le « premier enfant », son esprit vif et son humour la rendaient très fréquentable. À son honneur, elle n’avait manifesté aucune jalousie quand on avait découvert que, seule de la troisième génération, Chveya possédait le talent de sentir les relations entre les gens, alors que c’était la mère de Dza et non celle de Chveya qui l’avait acquis la première. Lors de ses périodes d’éveil, tante Hushidh passait plus de temps en compagnie de Chveya qu’avec ses propres filles, mais Dza ne s’en plaignait pas. Elle avait même déclaré un jour en souriant : « C’est ton père qui nous fait la classe ; je ne vais tout de même pas me vexer parce que ma mère prend du temps pour t’enseigner ce qu’elle sait ! » Étudier avec tante Hushidh, c’était comme lire un livre : elle était paisible, elle était patiente, elle ne déviait pas du sujet. Et mieux encore qu’un livre, elle répondait aux questions. Avec elle, Chveya devenait soudain bavarde, peut-être parce que sa tante était la seule à voir les mêmes choses qu’elle.