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« Mais toi, tu vas plus loin, lui dit un jour Hushidh. Tu as aussi des rêves comme ta mère. »

Chveya leva les yeux au ciel. « Il n’y a pas de lac des Femmes dans le vaisseau, pas de cité des Femmes pour s’extasier sur moi et boire mes paroles quand je raconte mes visions.

— Ça ne se passait pas tout à fait ainsi à Basilica, fit Hushidh.

— Mère prétend que si.

— Bah, c’est peut-être comme ça qu’elle le vivait. Mais ta mère n’a jamais exploité à fond son don de sibylle de l’eau.

— Oui, mais ce n’était pas un don aussi utile que… ben, que ce que nous savons faire. »

Hushidh eut un mince sourire. « Utile… mais parfois trompeur. On peut se fourvoyer en interprétant. Quand on en sait trop sur les gens, on n’en sait pas nécessairement encore assez, parce que l’éternelle question, c’est pourquoi quelqu’un est lié à telle personne et pas à telle autre. Moi, j’essaye de deviner ; parfois, c’est facile, d’autres fois, je tombe complètement dans l’erreur.

— Moi, je me trompe toujours », dit Chveya ; mais elle n’avait pas honte de le reconnaître devant tante Hushidh.

« Tu te trompes, mais en partie seulement. Souvent, tu as en partie raison, et quelquefois tu vois très juste. Le problème, vois-tu, c’est de s’intéresser suffisamment aux autres pour penser vraiment à eux, pour tenter d’imaginer le monde tel qu’ils le voient. Et toi et moi… nous avons un peu de mal à nous rapprocher des gens. Efforce-toi de passer du temps avec eux ; écoute-les ; fais-t’en des amis. Si je te le conseille, c’est parce que je ne l’ai pas fait à ton âge et que je me rends compte aujourd’hui à quel point ça entravait mon apprentissage.

— Et qu’est-ce qui t’a fait changer ?

— J’ai épousé un homme qui vit une souffrance intérieure telle qu’en comparaison mes angoisses, mes doutes et mes déchirements n’étaient que pleurnicheries d’enfant gâté.

— Mère dit que longtemps avant que tu épouses oncle Issib, tu as vaincu un méchant homme et tu l’as dépouillé de la loyauté de toute son armée.

— Oui, mais ces soldats appartenaient à l’origine à quelqu’un d’autre qui était mort, et leur nouvelle loyauté n’était pas bien enracinée. J’ai eu la partie belle, il m’a suffi de frapper aveuglément en disant tout ce qui me passait par la tête pour affaiblir ce qui restait de fidélité à ces hommes.

— D’après Mère, tu paraissais très calme et sûre de toi.

— Le mot-clé, c’est “paraissais”. Voyons, Chveya, tu le sais toi-même : que fais-tu lorsque tu as peur et que tu as les idées embrouillées ? »

Chveya gloussa. « Je reste sans bouger comme une biche effrayée !

— Tu es pétrifiée, voilà. Mais aux yeux des autres, tu parais d’un calme olympien. C’est pour cela que certains te taquinent parfois sans merci : comme ils te croient insensible, ils essaient de briser ta carapace et de découvrir en toi des sentiments humains. Ce qu’ils ignorent, c’est que c’est au moment où tu sembles de marbre que tu es le plus terrifiée et le plus fragile.

— Mais pourquoi ? Pourquoi les gens ne se comprennent-ils pas mieux les uns les autres ?

— Parce qu’ils sont jeunes.

— Les vieux ne se comprennent pas mieux.

— Certains, si, dit Hushidh. Ceux qui s’intéressent assez aux autres pour faire l’effort.

— Comme toi.

— Et ta mère.

— Elle ? Mais elle ne me comprend pas du tout !

— Tu dis ça parce que tu es adolescente, et quand une adolescente prétend que sa mère ne la comprend pas, ça veut dire au contraire qu’elle la comprend trop bien, mais ne lui laisse pas faire tout ce qu’elle veut. »

Chveya sourit. « Tu n’es qu’une sale adulte prétentieuse comme tous les autres ! »

Hushidh lui rendit son sourire. « Tu vois ? Tu apprends déjà. Grâce à ce sourire, tu as pu exprimer le fond de ta pensée tout en me permettant de le prendre à la plaisanterie ; ainsi, j’ai pu entendre la vérité sans être obligée de me mettre en colère.

— Je fais ce que je peux, soupira Chveya.

— Et tu te débrouilles bien, pour une timide adolescente ignorante et courte sur pattes. »

Chveya la dévisagea, sidérée. Puis Hushidh finit par sourire.

« Ça vient trop tard, dit Chveya : tu ne plaisantais pas.

— Si, en grande partie. Mais, quoi qu’il en soit, tous les adolescents sont ignorants, et tu n’y peux rien si tu es petite et timide. Tu grandiras.

— Et ma timidité avec.

— Ton audace aussi, parfois. »

Et c’est ce qui s’était passé. Chveya s’était mise à pousser peu après la remise en hibernation de Hushidh et elle était désormais presque de la taille de Dza ; elle avait dépassé tous les garçons, à part Oykib déjà presque aussi grand que Père, tout osseux et anguleux, toujours en train de se caramboler partout et de se cogner les mains et les orteils dans n’importe quoi. Chveya aimait sa façon d’accepter les taquineries sans un mot, en souriant et sans se plaindre. Elle appréciait aussi qu’il ne profite pas de sa taille pour terroriser les autres enfants, et qu’en cas de bagarre il ramène la paix grâce à ses talents de diplomate et non à cause de sa supériorité physique. Comme elle finirait sans doute par l’épouser, elle se réjouissait d’avoir de l’estime pour l’homme qu’il devenait. Dommage qu’en la voyant il ne la trouve pas autrement que « petite et ennuyeuse ». Oh, bien sûr, il ne l’avait jamais dit ouvertement ; mais son regard semblait toujours glisser sur elle, comme si elle accrochait si peu son attention qu’il ne cherchait même pas à faire semblant de ne pas la voir. Et quand il se retrouvait seul avec elle, il s’éclipsait le plus vite possible, comme si sa compagnie lui était insupportable.

Ce n’est pas parce que nous, les enfants, nous allons devoir nous apparier et nous marier entre nous qu’il faut que nous tombions amoureux, se disait Chveya. Si je me montre bonne épouse, peut-être finira-t-il par m’aimer un jour…

Il existait une autre possibilité à laquelle elle préférait éviter de trop penser : lorsque l’heure viendrait, Oykib pouvait demander à en épouser une autre, la jolie petite Shyada, par exemple. Elle avait beau être sa cadette de deux ans, elle savait déjà flirter avec les garçons, au point que le pauvre Padarok ne savait plus que dire en sa présence ; quant à Motya, il la buvait des yeux avec une si pitoyable expression de désir que Chveya ignorait s’il fallait en rire ou en pleurer. Et si c’était elle qu’Oykib décidait d’épouser, en laissant Chveya faire son choix entre les garçons plus jeunes ? Et si l’on obligeait l’un d’eux à l’épouser, elle ?

Je me tuerais, se promit-elle.

Naturellement, c’était faux et elle le savait. Au sens littéral, en tout cas. Contre mauvaise fortune, elle ferait aussi bon cœur que possible et voilà tout.

Elle se demandait parfois s’il en avait été de même pour tante Hushidh. Était-elle tombée amoureuse d’oncle Issib avant de se marier avec lui ? Ou bien l’avait-elle épousé parce qu’il ne restait plus que lui de libre ? Ça devait être dur d’être mariée à un homme qu’il fallait transporter dans ses bras lorsque ses flotteurs ne pouvaient pas fonctionner. Pourtant, ils avaient l’air heureux ensemble.