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Les gens peuvent donc être heureux ensemble…

Telles étaient les pensées qu’elle tournait et retournait parmi bien d’autres tout en aidant Shyada, Netsya, Dabya et Zuya à faire leur gymnastique. Netsya était une surveillante impitoyable lorsque c’était son tour de donner la cadence aux grands et Chveya se faisait maintenant un plaisir de l’aiguillonner : « Plus vite, Netsya ! Tu faisais mieux que ça la dernière fois ! », et Netsya virait au rouge de plus en plus vif et les gouttes de sueur volaient du bout de ses doigts et de son nez au rythme de ses mouvements.

« Tu es… souffla Netsya, haletante, la reine… des garces !

— Et tu n’en es autre que la princesse, Gonets chérie !

— Écoutez-la, fit Zuya, qui ne haletait pas, elle, parce qu’elle accomplissait ses exercices comme s’il s’agissait d’une aimable promenade. Elle lit tellement qu’elle commence à parler comme un livre !

— Un vieux… livre ! renchérit Netsya. Un vieux… bouquin tout racorni… poussiéreux… jauni… mangé aux vers…»

Cet inventaire des qualités de Chveya fut brutalement interrompu par une puissante sonnerie, bientôt accompagnée d’un hurlement de sirène assourdissant. Plusieurs des enfants qui se trouvaient dans la centrifugeuse se mirent à crier ; la plupart se bouchèrent les oreilles. Ils n’avaient jamais entendu un tel vacarme.

« Il se passe quelque chose », dit Dza en s’adressant à Chveya. Celle-ci remarqua que Dza ne s’était pas plaqué les mains sur les oreilles. Elle paraissait aussi calme qu’une chouette.

« À mon avis, il vaut mieux attendre ici que Père vienne nous dire quoi faire », répondit Chveya.

Dza opina du bonnet. « En attendant, on va compter nos gamins et veiller à ne pas en perdre. »

C’était une bonne idée. Un instant, Chveya ressentit un pincement de jalousie devant une telle présence d’esprit. Mais elle comprit aussitôt que si elle se voulait efficace, elle ne devait pas s’inquiéter de savoir qui avait de bonnes idées, mais les appliquer, tout simplement. Tant que les décisions de Dza étaient raisonnables, elle devait se montrer un exemple de prompte obéissance.

Dza fit rapidement le compte des petits garçons avec lesquels elle travaillait : Motya, le plus petit, Xodhya, Yaya et Jyat ; elle mena son groupe vers les petites filles dont s’occupait Chveya ; celle-ci avait déjà terminé son pointage, car les gamines s’exerçaient ensemble quand l’alarme s’était déclenchée.

« Asseyez-vous et attendez ! cria Dza aux enfants.

— On peut pas arrêter ce truc ? gémit Netsya, visiblement terrifiée.

— Bouchez-vous les oreilles, mais ne nous quittez pas des yeux ! reprit Dza. Ne fermez pas les yeux ! »

Dza ne perdait pas de temps à réfléchir : si les enfants n’entendaient rien, il fallait qu’ils voient afin de pouvoir recevoir des instructions le cas échéant. Chveya ressentit à nouveau la morsure de la jalousie ; pour ne rien arranger, elle perçut clairement que la loyauté, la confiance, en un mot la dépendance de chacun envers Dza s’était soudain accrue.

Même les miennes ! songea-t-elle. Elle tient bien son rôle de premier enfant, maintenant qu’elle n’en abuse plus !

Une paire de jambes apparut dans l’échelle, au moyeu de la centrifugeuse ; de longues jambes, avec de grands pieds maladroits. Oykib. Il était encore plus gauche que d’habitude, car il portait un gros paquet sous le bras. Un objet enveloppé de tissu.

Arrivé en bas des échelons, il s’adressa sans hésiter à Dza – comme s’il savait à l’avance que c’était elle qui avait pris les choses en main. « Le son est moins fort dans les dortoirs ! cria-t-il. Tu peux emmener les petits jusqu’à leurs lits ? »

Dza acquiesça.

« C’est là que Nafai veut qu’on les regroupe, si c’est réalisable sans en perdre en chemin !

— D’accord ! » répondit Dza qui se mit aussitôt à donner des ordres. Les plus petits commencèrent à grimper à l’échelle, tandis qu’elle rappelait à chacun de l’attendre dans le boyau à la sortie de la centrifugeuse. Chveya se sentait complètement inutile.

Oykib se tourna vers elle et lui tendit l’objet enveloppé. « C’est l’Index, dit-il. Elemak est réveillé. Cache-le. »

Chveya était stupéfaite. Aucun enfant n’avait jamais eu le droit de toucher l’Index, même à travers un tissu. « C’est Père qui t’a demandé de…»

« Va vite, la pressa Oykib. Trouve une cachette où Elemak ne pensera pas à chercher. »

Il lui fourra le paquet au creux du ventre et elle referma instinctivement les bras dessus. Oykib fit aussitôt demi-tour et s’engagea dans l’échelle derrière Dza.

Chveya parcourut la centrifugeuse des yeux. Pouvait-elle y dissimuler l’Index ? Pas vraiment. L’espace réservé aux exercices physiques était quasiment vide en dehors des appareils de musculation qui n’offraient aucune cachette. Aussi, elle se coinça l’Index sous le bras et attendit son tour pour monter dans le puits.

Soudain elle aperçut, là où le sol s’incurvait pour suivre la courbure du vaisseau, la rupture de la moquette qui signalait l’emplacement de la trappe d’accès. Une fois la centrifugeuse arrêtée, on pouvait soulever la trappe et se glisser dans le système d’engrenages qui permettait à l’ensemble de tourner. L’ennui, c’est qu’il faudrait une demi-heure à l’appareillage pour stopper même si Chveya coupait l’alimentation sur-le-champ, puis encore une heure environ pour se remettre en rotation. Or, Elemak saurait évidemment qu’on n’avait pas arrêté la centrifugeuse sans raison ; elle ne pouvait espérer qu’il ne remarquerait rien. Il avait dormi jusque-là, mais cela ne voulait pas dire qu’il ne se rendrait pas compte des anomalies de fonctionnement du vaisseau.

En revanche, le fait même qu’on n’ait pas stoppé la centrifugeuse serait pour lui la preuve qu’on n’y avait rien caché.

Elle se précipita vers la trappe et tira dessus. Elle refusa de bouger : un système de sécurité l’empêchait de s’ouvrir tant que la centrifugeuse tournait. Elle courut jusqu’au plus proche bouton d’arrêt d’urgence et l’enfonça. L’alarme qui se déclencha se perdit dans le hurlement de la sirène. Désormais, la trappe pouvait s’ouvrir, bien que la centrifugeuse fonctionnât à pleine vitesse. Chveya fit basculer en arrière la plaque qui forma une petite arche sur le sol incurvé. Par le trou, elle distingua les engrenages et le plancher qui défilait follement en dessous ; soudain, la perspective se modifia et elle se rendit compte que c’était la surface sur laquelle elle se trouvait qui se déplaçait et que le plancher était en fait la structure du vaisseau lui-même, immobile sous les rouages. Au sommet de l’échelle, la rotation semblait beaucoup plus lente ; le nombre de révolutions par minute ne changeait pas, mais si près du centre toute impression de vitesse disparaissait.

Si je laisse tomber l’Index là-dedans, est-ce qu’il va se faire broyer ?

Plus important : si je dégringole sur le plancher ou si même je ne fais que le toucher, est-ce que j’en mourrai ou bien est-ce que je m’en sortirai simplement handicapée à vie ?

Terrifiée, trempée de sueur, elle tendit une jambe, puis l’autre, dans l’ouverture jusqu’à se retrouver sur le carter du plus proche jeu d’engrenages. Alors, appuyant tout son poids sur la main droite, elle plaqua l’Index contre la trappe tandis qu’elle glissait la main en dessous ; puis, l’Index en équilibre sur sa paume, elle le descendit lentement et l’avança vers l’autre jeu de rouages, juste au-dessous du plancher de la centrifugeuse. Là, quatre barres métalliques formaient un carré ; elle inclina délicatement la main et l’Index alla se positionner entre les tiges. Il ne risquait rien : il ne pouvait pas s’en échapper ni passer à travers. Mieux que tout : il était invisible tant qu’on ne passait pas la tête par la trappe jusque sous le niveau du sol de la centrifugeuse. Il y avait des chances pour que, bien avant de descendre assez bas pour l’apercevoir, Elemak conclue que personne n’aurait pris le risque de le placer là et renonce pour aller chercher ailleurs.