Et en effet, maintenant qu’elle y songeait, c’était très dangereux de se trouver là-dedans. De plus, il fallait qu’elle ressorte pour réenclencher la centrifugeuse afin que l’alarme s’arrête avant la sirène. Sortir s’avéra moins aisé qu’entrer, et à présent que l’idée de cacher l’Index n’accaparait plus son esprit, la terreur avait toute latitude pour l’envahir. Lentement, se répétait-elle. Du calme. Si je dérape, il va falloir un mois pour nettoyer les petits bouts de Chveya répandus sur le plancher.
Elle finit par sortir et se retrouva bras et jambes écartés au-dessus de l’ouverture. Elle s’en éloigna en crabe, puis se dressa d’un bond et rabattit sèchement la trappe ; le pêne s’engagea et Chveya put remettre la centrifugeuse en route. C’est à peine si elle la sentit accélérer – la machine était si bien conçue que, malgré le temps passé moteurs coupés, la friction ne l’avait pratiquement pas ralentie.
La sirène se tut brutalement. Le silence soudain fut comme un choc physique ; les oreilles de Chveya se mirent à tinter. Il s’en était fallu de dix ou quinze secondes pour que l’opération échoue.
Dans le silence revenu, elle entendit des pas dans le conduit de l’échelle.
Levant les yeux, elle vit des jambes. Ce n’étaient pas celles de Père, ni celles d’un petit. Si on la trouvait là sans motif à sa présence, Elemak se demanderait pourquoi elle n’avait pas suivi les autres enfants.
Sans réfléchir, elle se jeta au sol, se recroquevilla en position fœtale, s’enfouit le visage dans les mains et se mit à gémir doucement en tremblant de peur. Qu’ils s’imaginent qu’elle avait perdu la tête, pétrifiée, terrifiée par l’étrange hurlement de la sirène. Qu’ils la croient sans volonté, prompte à perdre son sang-froid. Et ils le croiraient, parce que personne ne la savait capable de faire des acrobaties au-dessus du plancher d’une centrifugeuse lancée à toute allure. Quoi de plus normal ? Elle-même l’ignorait l’instant d’avant. Elle avait peine à y croire encore maintenant.
« Relève-toi, dit l’homme. Calme-toi. Tu n’as rien à craindre. »
Ce n’était pas Elemak. C’était Vas, le père de Vasnya et de Panya, l’époux de tante Sevet. Elemak n’était donc pas le seul à s’être réveillé.
« Tu n’as pas à avoir honte, poursuivit-il. Il y a des gens comme ça qui ne supportent pas l’excès de bruit. Tu devrais voir l’état des petits : il va falloir des heures avant qu’ils ne se calment.
— Les petits ? » Elle comprit aussitôt qu’il ne parlait pas de ceux de douze ou treize ans. « Les petits enfants sont debout ?
— Tout le monde est debout. Quand l’alarme de l’animation suspendue se déclenche, tout le monde est aussitôt réveillé, au cas où il y aurait un ennui dans le système.
— Qu’est-ce qui l’a déclenchée ? »
Une expression sinistre de colère passa pour la première fois sur les traits d’oncle Vas. « C’est ce qu’il faudra déterminer ; mais si elle ne nous avait pas tirés du sommeil, nous n’aurions pas eu l’occasion de voir la jolie adolescente que tu es devenue – quel âge as-tu, à propos ? Quatorze ans ?
— Quinze.
— Joyeux anniversaire, répondit-il sèchement. Avec ses huit ans, ma petite Vasnaminanya sera sûrement ravie de revoir sa chère cousine Veya. Tu vas sans doute beaucoup apprécier de jouer à la poupée avec elle, tu ne crois pas ? »
Chveya se sentit honteuse tout à coup. Vasnya était autrefois son amie, la seule de la première année à faire preuve de gentillesse envers elle et à la faire participer à ses jeux lorsque Dza jetait l’anathème sur elle. Mais comme les parents de Vasnya étaient amis avec Elemak, on l’avait laissée en arrière. Chveya avait déjà six ans et demi de plus qu’elle ; plus jamais elles ne seraient amies. Et pourquoi ? Vasnya avait-elle mal agi ? Non : elle était bonne. Et pourtant, on l’avait abandonnée sur le bord du chemin.
« Je regrette, dit Chveya à mi-voix.
— Oui, bon, nous savons qui est responsable de cette situation et ce n’est aucun des enfants. » Il lui tendit la main. « C’est Elemak qui commande, désormais, comme il aurait dû le faire il y a longtemps déjà. »
Il se voulait doux et rassurant, mais Chveya n’était pas stupide. « Qu’est-ce que vous avez fait de Père ?
— Rien, répondit Vas en souriant. Apparemment, il n’avait pas très envie de contester l’autorité d’Elemak, tout simplement.
— Mais il avait le manteau du…
— Le manteau du pilote stellaire, coupa Vas. Oui, et il l’a toujours, tout brillant, tout étincelant. Nafai a le manteau… mais Elemak tient les jumeaux. »
Les jumeaux, Serp et Spel ! Les derniers frères de Chveya, si jeunes qu’ils n’étaient pas encore scolarisés. Elemak devait les avoir pris en otages et menacer de leur faire du mal si Père ne lui obéissait pas.
« Alors, il se sert de bébés pour obtenir ce qu’il veut ? » lança Chveya d’un ton méprisant.
Le visage de Vas prit une expression affreuse. « Oh, que c’est donc méchant de la part d’Elemak ! Un de ces jours, il faudra que tu m’expliques pourquoi, quand Elemak utilise des enfants pour se faire obéir, c’est mal, tandis que c’est bien quand ton père fait exactement la même chose ! Et maintenant, viens avec moi. »
Tout en le précédant sur l’échelle, Chveya cherchait à établir une nette distinction entre le fait de retenir des enfants en otages comme Elemak et leur donner le choix de se rallier à lui pour… pour prendre le contrôle de la colonie. Car c’est à cela que tout se résumait, non ? Se servir des enfants pour prendre, puis conserver le commandement de la communauté.
Mais ce n’était pas la même chose : moralement, il existait une claire différence qu’en réfléchissant assez profondément elle parviendrait à expliquer ; alors tout le monde comprendrait qu’instruire les enfants pendant le voyage était parfaitement raisonnable, tandis que prendre les jumeaux en otages constituait une atrocité sans nom. Elle n’allait pas tarder à trouver.
Soudain, une pensée sans aucun rapport lui vint : c’est à elle qu’Oykib avait confié l’Index ! Pour conduire les enfants à l’abri, il avait compté sur Dza, mais quand il s’était agi de cacher l’Index de Surâme, il s’en était remis à elle au lieu de s’en charger lui-même. Et il lui avait laissé le soin de choisir la cachette.
Tout le monde était réuni dans la bibliothèque, seule pièce assez vaste pour les accueillir tous car elle occupait presque l’entière circonférence du vaisseau. Des bébés pleuraient et certains des petits semblaient à la fois intrigués et effrayés. Chveya les connaissait tous, naturellement : inchangés, ils s’agglutinaient autour de leurs mères, Kokor, Sevet et Dol. Et aussi l’épouse d’Elemak, Eiadh ; mais elle, ce n’est pas son petit dernier, Jivya, qu’elle tenait. Non, c’était Spel, un des jumeaux.
Et, debout dans un angle de la bibliothèque, Elemak tenait Serp.
Je ne vous le pardonnerai jamais, ni à l’un ni à l’autre, pensa Chveya. Je ne suis peut-être pas capable de tirer une théorie morale de tout ça, mais ce sont mes frères que vous menacez pour vous faire obéir.