Parce qu’ils ont des enfants.
La phrase apparut avec une telle clarté dans son esprit qu’elle la sut aussitôt émise par Surâme. Elle comprit aussi tout de suite ce qu’elle voulait dire. Les adultes ont de petits enfants et ils ont peur de ce qu’Elemak pourrait leur faire. Seuls des adolescents comme Oykib et moi sommes libres de nous montrer courageux parce que nous n’avons pas d’enfants à protéger.
C’est ça.
Mais si tu peux me parler et si ce n’est pas gênant que je donne l’Index à Elemak, pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
Il n’y eut pas de réponse.
Chveya ne comprenait pas à quoi jouait Surâme. Pourquoi donnait-elle à Oykib un ordre sans le lui confirmer, à elle, sans rien lui révéler de ce qu’elle avait besoin de savoir ? D’un côté, elle lui expliquait pourquoi les adultes se taisaient, mais de l’autre elle ne lui donnait aucun conseil utile sur ce qu’elle devait faire !
C’était peut-être parce que sa façon d’agir était la bonne.
Oui.
« Emmène-moi voir Père, dit-elle. Quand j’aurai constaté qu’il va bien, je te donnerai l’Index.
— Le vaisseau n’est pas si grand, répondit Elemak. Je peux le trouver sans ton aide.
— Essaye toujours. Mais ta réticence à me montrer mon père prouve bien que tu lui as fait du mal et que tu n’oses pas laisser ces gens constater à quel point tu es violent, sans pitié et malveillant ! »
Elle crut alors, l’espace d’un instant, qu’il allait la frapper. Mais ce ne fut qu’une expression qui passa brièvement dans ses yeux ; ses mains ne bougèrent pas d’un millimètre ; il ne se pencha même pas vers elle.
« Tu ne me connais pas, dit-il calmement. Tu n’étais qu’une enfant la dernière fois que tu m’as vu. Il est très possible que je sois tel que tu me décris ; mais si je suis vraiment si violent, si impitoyable, si malveillant, comment se fait-il que tu ne sois pas couverte d’ecchymoses et de sang ?
— Parce que toi et les lécheurs qui t’accompagnent ne convaincrez personne en frappant une fille, répondit froidement Chveya. La façon dont tu as traité Oykib montre bien qui tu es. Si tu ne me traites pas de la même manière, c’est uniquement parce que tu n’es pas encore sûr d’avoir pris le pouvoir. »
Jamais Chveya n’aurait osé parler ainsi si elle n’avait vu que chacun des mots, chacune des phrases qu’elle prononçait sapait un peu plus la position d’Elemak. Naturellement, elle était assez intelligente pour se rendre compte qu’elle prenait un grand risque, qu’Elemak, percevant que son autorité vacillait, pouvait adopter un comportement plus violent, plus dangereux. Mais elle ne voyait rien d’autre à faire. C’était le seul moyen d’acquérir une certaine maîtrise de la situation.
« Mais bien sûr que je n’ai pas le pouvoir, dit calmement Elemak. Je ne l’ai jamais prétendu. C’est ton père seul qui veut dominer les autres. Je dois le garder prisonnier, sans quoi il se servira de son fameux manteau pour les contraindre à lui obéir. Je ne demande que la justice. Par exemple, les enfants, ceux qui ont poussé en herbe, vous pourriez aller dormir le restant du trajet pendant que nos petits à nous auraient une chance de vous rattraper, au moins à moitié. Ça te paraît violent, impitoyable, malveillant, comme exigence ? »
Chveya comprit qu’à ce jeu-là, il était très, très doué. En quelques phrases à peine, il arrivait à rebâtir tout ce qu’elle avait détruit. « Eh bien, puisque tu es si doux, si raisonnable, si mesuré, tu vas nous permettre, à Oykib, à Mère et à moi de voir Père, n’est-ce pas ?
— Peut-être. Une fois que j’aurai l’Index. »
Un instant, Chveya crut qu’il cédait, qu’elle n’avait qu’à lui dire où se trouvait l’Index pour qu’il la laisse voir son père. Mais Oykib intervint.
« Tu ne vas tout de même pas croire ce menteur ? Il prétend que Nafai risque de brutaliser les gens à l’aide du manteau, mais ce qu’il ne veut surtout pas qu’on se rappelle, c’est que Meb et lui avaient l’intention de l’assassiner. Voilà ce qu’il est : un assassin ! Il a même trahi notre père à Basilica ! Il lui avait tendu un piège pour qu’il se fasse massacrer par Gaballufix, et si Surâme n’avait pas ordonné à Luet de prévenir Père…»
Elemak le fit taire d’un coup violent de son bras musclé. Dans la gravité réduite du vaisseau, Oykib traversa la salle en vol plané pour aller donner brutalement de la tête contre le mur. La gravité avait beau être faible, la masse restait la même, comme le savaient tous les enfants scolarisés, et c’est avec toute sa masse qu’Oykib frappa la paroi. Inconscient, il tomba lentement au sol.
Les adultes sortirent alors de leur mutisme. Rasa poussa un hurlement ; Volemak se leva d’un bond et cria à Elemak : « Tu as toujours été un meurtrier au fond de ton cœur ! Tu n’es plus mon fils ! Je te déshérite ! Je te dépossède de tout ce que tu peux avoir reçu ! » Elemak répondit sur le même ton, tout sang-froid momentanément disparu : « Mais regardez-vous, avec votre Surâme chéri ! Vous n’êtes rien ! Un homme brisé, une chiffe, un lombric ! Je suis votre seul fils, le seul homme véritable que vous ayez jamais eu, mais vous avez toujours préféré ce petit faux jeton de lèche-bottes de Nafai ! »
Retrouvant son calme, Volemak rétorqua : « Je ne l’ai jamais préféré à toi ; je t’ai tout donné ; je t’ai confié tout ce que j’avais.
— Vous ne m’avez rien donné ! Vous avez bradé votre entreprise, votre fortune, votre rang, tout ! Et pour quoi ? Pour un ordinateur !
— Et toi, tu m’as vendu à Gaballufix. Tu es un traître et un assassin potentiel, Elemak. Tu n’es plus mon fils. »
C’était le coup de grâce, Chveya le sentit. En cette seconde, même si la peur demeurait, toute loyauté envers Elemak s’évapora. On lui obéirait encore, certes, mais plus de bon gré. Même Protchnu, son fils aîné de huit ans, le regardait avec un mélange de crainte et d’horreur.
Rasa et Shedemei s’occupaient d’Oykib. « Ça va aller, je crois, dit Shedemei. Il souffre probablement d’une commotion et il risque de ne pas se réveiller tout de suite, mais il n’a rien de cassé. »
Un long silence suivit ces paroles. Oykib s’en tirerait… mais personne n’oublierait qui était l’auteur de ses blessures. Personne n’oublierait la violence incontrôlée du coup, la rage qui se cachait derrière, la vision d’Oykib précipité à travers la pièce, impuissant, inerte. On obéirait à Elemak, cela ne faisait aucun doute ; mais il n’était plus question d’amour ni d’admiration. Désormais, s’il était le chef, il ne le devait au désir de personne. Nul n’était plus de son côté.
« Luet, dit-il doucement, tu viens avec Chveya el moi. Issib aussi. Nafai se porte bien et je veux que vous le voyiez. Je veux également que vous puissiez témoigner qu’il n’aura plus jamais le pouvoir sur ce vaisseau. »
Tout en descendant derrière Elemak l’échelle qui menait à l’un des ponts-magasins, Chveya s’interrogeait : Pourquoi ne m’a-t-il pas emmené le voir la première fois que je le lui ai demandé ? C’est idiot.
Il n’a pas obéi parce que c’était une exigence de ta part.
Mais c’est puéril !
Non, c’était prudent. S’il voulait asseoir son autorité, il devait affirmer son pouvoir dès le début.
Ah ça, il y a réussi !
Au contraire : à vous trois, Oykib, toi et Volemak à la fin, vous l’avez anéanti. Il est déjà perdu. Il lui faudra peut-être un moment pour s’en rendre compte, mais il est perdu.