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Le rouge du triomphe monta aux joues de Chveya comme elle arrivait avec Elemak au magasin où Nafai était prisonnier.

Mais elle pâlit aussitôt en voyant comment on l’avait traité. Il gisait sur le flanc dans un compartiment de stockage. On lui avait fermement – méchamment – lié les poignets dans le dos ; elle vit les bourrelets que formait la peau de part et d’autre des liens et la teinte blême de ses mains. On lui avait aussi étroitement ligoté les chevilles, puis ramené les jambes en arrière en lui arquant douloureusement le dos, avant de tirer deux cordes depuis ses chevilles jusque par-dessus ses épaules et de les entrelacer autour de son cou. Ensuite, on les avait fait passer par-devant jusqu’à l’entrejambe où on les avait accrochées, entre les fesses, aux poignets déjà attachés. Grâce à ce système, les cordes restaient constamment tendues. La seule façon pour Nafai de soulager la tension au niveau des épaules et de l’aine, c’était de plier les jambes encore davantage ou de se cambrer le plus possible. Mais comme son corps était déjà tendu au maximum en arrière c’était inutile. Ses yeux étaient clos, mais à son visage cramoisi et ses halètements, Chveya comprit qu’il souffrait le martyre et que même respirer lui était pénible dans cette position invraisemblable.

« Nafai », murmura Luet.

Il ouvrit les yeux. « Coucou, dit-il dans un souffle. Tu vois comme une petite tempête en mer peut chambouler le voyage ?

— Tu as déployé des trésors d’ingéniosité pour l’attacher, grinça Issib d’un ton venimeux. Tu es très inventif, comme bourreau.

— C’est la procédure standard dans les caravanes, répondit Elemak, quand un élément utile fait la forte tête : on ne peut pas le tuer et on ne peut pas non plus laisser passer la provocation. En général, quelques heures de ce traitement suffisent. Mais Nafai a toujours été exceptionnellement têtu.

— Respires-tu correctement, Nafai ? demanda Luet.

— Et toi ? » répondit-il.

À ce moment seulement, Chveya prit conscience de la qualité de l’air : il était lourd et sentait le renfermé.

« Que veux-tu dire ? » s’enquit Elemak.

Issib répondit à la place de Nafai. « Le système d’entretien de la vie ne peut pas pourvoir aux besoins de tant de personnes éveillées en même temps. Il fonctionnait déjà au maximum avant. L’oxygène disponible va se tarir peu à peu.

— Ce n’est pas un problème, dit Elemak. Il suffit de mettre tous les faux jetons et leurs mômes surdéveloppés en sommeil pour le reste du voyage.

— Tu ne le feras pas », chuchota Nafai.

Elemak le dévisagea calmement. « Quand j’aurai l’Index, l’ordinateur du bord m’obéira au doigt et à l’œil, à mon avis. »

Nafai ne prit pas la peine de répondre.

« L’Index, Chveya, reprit Elemak. J’ai tenu parole.

— Détache-le, dit Chveya.

— Il ne peut pas, intervint Issib. Nafai porte le manteau et on ne peut pas le lui enlever. Si jamais Elemak le relâchait, Nafai reprendrait les commandes en un rien de temps. Personne ne pourrait lui résister. »

C’était donc là le résultat de la prise des jumeaux en otages : Père avait accepté de se laisser entraver pour qu’il n’arrive pas malheur à ses enfants. Pour la première fois de sa vie, Chveya comprit l’impuissance inhérente des parents. Seuls des gens sans enfant avaient toute liberté d’agir selon leur conscience. Dès qu’on avait la charge de petits, on devenait une proie offerte à la mainmise des autres.

« Tu ne peux pas au moins relâcher la corde ? demanda Chveya. Tu n’es pas obligé de le maintenir plié en arrière de cette façon !

— En effet, je n’y suis pas obligé ; mais j’en ai envie. Après tout, je suis violent, impitoyable et malveillant, non ? » Il la regarda dans les yeux. « L’Index, Chveya, ou bien ta mère va rejoindre Nafai. Lui, ça ne le blesse pas vraiment parce que le manteau le guérit au fur et à mesure, mais ta mère n’aura pas cette chance. »

Chveya sentit Mère se raidir. « Tu n’oserais pas, dit-elle.

— Crois-tu ? Oykib, Père et toi m’avez fait haïr de tous ; je n’ai plus rien à perdre. Et en démontrant que je peux traiter une femme aussi durement qu’un homme, je m’éviterai peut-être les embarras que pourraient me causer de petites garces à la grande gueule comme toi !

— Dis-lui », murmura Nafai. Il y avait comme de la défaite dans sa voix.

Chveya avait entendu l’ordre de la bouche de son père. Elle ne gagnerait plus rien à résister. « Je vais te montrer, dit-elle. L’Index est dans la centrifugeuse. Mais on ne peut pas l’attraper tant qu’elle tourne ; il va falloir attendre qu’elle s’arrête.

— Il est dans les rouages, c’est ça ? fit Elemak. Tout ce tintouin alors que j’aurais fini par y penser ! Enfin ! Sortez tous, maintenant. Je vais fermer la porte à clé et poster une sentinelle devant : n’espérez pas vous faufiler là-dedans pour le libérer. Estimez-vous heureux que je ne l’aie pas déjà tué. »

Une seconde, Chveya s’étonna : Pourquoi ne l’a-t-il pas encore tué ? Il a déjà essayé, non ? Ce doit être à cause du manteau ; on ne peut pas tuer Père, pas aussi facilement en tout cas, tant qu’il est dans le vaisseau ou tout près. Elemak ne peut sans doute même pas le toucher et encore moins le brutaliser. Et s’il tente de le tuer, il n’y aura peut-être même pas besoin d’une réaction consciente de Père : le manteau le défendra automatiquement. À moins qu’il ne soit commandé par Surâme ; mais elle aussi fonctionne automatiquement, non ? Ce n’est qu’un ordinateur, après tout.

Et toi, tu n’es qu’un assemblage de composés organiques.

Chveya rougit. Elle se laissa pousser hors de la salle avec les autres et ne pensa qu’au dernier moment à crier : « Père, je t’aime ! »

Au début, Elemak voulut à tout prix récupérer l’Index alors que la centrifugeuse tournait, mais quand il vit par lui-même le risque que courait l’objet de finir broyé dans les engrenages, il se résigna, la mine sombre, à patienter jusqu’à l’arrêt de la machine. Puis il envoya Obring dans la trappe ; Chveya comprit aussitôt pourquoi : il n’osait pas y descendre en personne de peur qu’on ne referme le couvercle sur lui. Il arriverait à sortir rapidement par un autre accès – il y avait des ouvertures qui menaient du plancher partout dans le vaisseau – mais pas si vite que quelqu’un n’ait le temps d’aller détacher Nafai. Il ne pouvait plus se fier à personne. C’est donc Obring qui descendit dans le regard d’entretien, puis qui tendit l’Index enveloppé de tissu à Elemak.

« J’ai du mal à croire qu’elle soit entrée là-dedans pendant que tout ce bazar tournait ! » s’exclama Obring.

Elemak ne répondit pas, mais Chveya ressentit une pointe d’orgueil insolent à ce compliment. Elle s’en était bien tirée. Et même si, pour une raison inconnue, Oykib avait révélé presque immédiatement à Elemak qui avait dissimulé l’Index, elle s’était néanmoins débrouillée pour affaiblir la position de son oncle et voir son père avant d’avouer l’emplacement de la cachette.

Elemak avait déballé l’Index et le tenait au creux de ses mains.

Rien ne se passa.

Il se tourna vers Issib. « Comment ça marche ?

— Comme ça. Comme ce que tu fais.

— Mais il ne réagit pas !

— Bien sûr. Surâme le contrôle et il ne te parle pas, pour l’instant. »

Elemak lui tendit la sphère. « À toi de jouer, alors. Convaincs-le de faire ce que je te dis, ou j’envoie Hushidh rejoindre Nafai dans le magasin.

— Je veux bien essayer, mais ce n’est pas parce que c’est moi qui le tiens que Surâme sera dupe, à mon avis. Il refusera quand même de se soumettre à ta volonté.