Si seulement nous avions tous rejeté le plan de Surâme d’éveiller nos enfants pendant le voyage !
Au fond de son cœur, elle enrageait, tempêtait contre Surâme, inventait de longs discours méchants aux phrases tranchantes, tout en sachant qu’elle ne pourrait jamais en faire part à Elemak, à Mebbekew ni à aucun de ceux qui les soutenaient. Mais extérieurement elle présentait un visage calme et impassible ; aux yeux de tous, elle paraissait confiante, sans peur, pas même agacée. Plus que tout, elle le savait, c’est cette assurance qui déstabiliserait Elemak et ses partisans. Montrer qu’elle n’avait pas d’inquiétude afin de les inquiéter : c’était peu, mais elle ne pouvait faire mieux.
Eux… nous… Dans le secret de son esprit, elle avait pris l’habitude de donner aux acolytes d’Elemak et à leurs familles l’appellation d’« Elemaki » – ceux d’Elemak – et aux gens qui avaient participé à l’enseignement des enfants pendant le trajet celle de « Nafari ». Normalement, cette terminaison servait à désigner des nations ou des tribus. Mais ne formons-nous pas des tribus dans ce vaisseau, si peu que nous soyons ?
Elemak exigeait que les familles nafari prennent leurs repas ensemble dans la bibliothèque, après quoi lui ou Meb raccompagnait chacune d’entre elles dans ses quartiers exigus et l’enfermait à clé. Pendant leur absence, c’étaient Vas et Obring qui surveillaient le repas. Luet en profitait pour les étudier : leur fonction de gardiens semblait les mettre un peu mal à l’aise, mais elle ignorait s’ils en ressentaient de la honte ou si, tout simplement, ils n’avaient pas confiance en eux en cas de confrontation physique.
Certaines femmes elemaki firent de molles tentatives pour lier conversation pendant les repas, mais rien dans l’expression de Luet ni dans ses gestes et surtout pas dans ses paroles n’indiqua qu’elle les remarquait. Elles s’en allèrent furieuses, en particulier Kokor, la plus jeune fille de tante Rasa, qui lui lança d’un air affecté : « De toute façon, ce qui t’arrive, c’est ta faute, à force de prendre des grands airs parce qu’on t’appelait la Sibylle de l’Eau ! » Étant donné que cela n’avait rien à voir avec le conflit en cours, Luet comprit que Kokor ne faisait que révéler une vieille rancune contre elle. Elle eut du mal à ne pas lui éclater de rire au nez.
Ce n’était pas par esprit de vengeance que Luet n’adressait pas la parole aux femmes elemaki. Elle savait pertinemment qu’elles n’étaient pour rien dans les décisions des hommes, que Dol, l’épouse de Meb, comme Eiadh, celle d’Elemak, étaient profondément honteuses des agissements de leurs époux. Mais elle savait aussi qu’en leur permettant de lui exprimer leur sympathie, de franchir la frontière invisible entre Elemaki et Nafari, elle apaiserait du même coup leur conscience, au point qu’elles risqueraient de se sentir rassurées, voire généreuses d’avoir étendu leur amitié à l’épouse proscrite de Nafai. Luet ne voulait pas qu’elles se rassurent ; elle souhaitait même les mettre si mal à l’aise qu’elles finissent par se plaindre à leurs maris, jusqu’à ce qu’enfin la pression devienne insupportable ; alors, les hommes en viendraient à redouter le mécontentement et le mépris de leurs épouses presque autant que la brutalité d’Elemak ; et lui-même commencerait peut-être à se dire que son attitude lui coûtait davantage auprès de sa famille que ce qu’elle rapportait à la partie tordue de sa psyché où régnait sa haine de Nafai.
Naturellement, il existait un risque pour qu’une pression accrue pousse au contraire Elemak à durcir sa position. Mais comme elle n’avait pas d’autre moyen à sa disposition, Luet continuait à tourner le dos aux femmes elemaki.
La seule anomalie dans la situation venait de l’étrange traitement dont bénéficiaient Zdorab et Shedemei. Certes, on les surveillait, on les escortait partout à l’instar de Luet, de Hushidh, d’Issib, de Rasa et de Volemak. Mais à la bibliothèque, ils ne faisaient pas l’objet de la même vigilance : eux et leurs enfants étaient encouragés à s’asseoir au milieu des Elemaki et ils avaient le droit de converser librement entre eux.
Luet ne pouvait en tirer qu’une seule conclusion : le signal qui avait ouvert toutes les capsules d’hibernation ne s’était pas déclenché par accident ; Zdorab n’avait pas laissé un mais deux systèmes d’éveil et le second avait échappé à Surâme. Impossible que Shedemei eût été au courant ; quant à Zdorab, c’était difficile à croire : n’avait-il pas participé à l’enseignement des enfants ? Son fils et sa fille n’avaient-ils pas grandi au milieu des autres ? Quel esprit pervers avait-il donc pour accepter l’amitié des Nafari tout en sachant que son alarme allait mettre la vie de Nafai en danger et créer une scission plus profonde que jamais au sein de la communauté ? Non, c’était inimaginable ! Zdorab était incapable d’avoir fait cela. Personne ne pouvait se montrer aussi hypocrite, aussi…
Et pourtant, Zdorab n’était-il pas assis à côté de son fils Rokya juste en face de Dolya, l’épouse de Meb ? Shedemei, en revanche, se tenait à l’écart ; sa honte était presque tangible. Installée à côté de Dabya, sa fille, elle ne parlait que quand on lui adressait la parole. Tout le temps du repas, elle gardait les yeux baissés sur son assiette sans regarder personne, puis quittait la salle aussi vite que possible. Luet aurait voulu demander à Chveya ou Hushidh de faire une estimation de la situation, de découvrir où allait la loyauté de Zdorab, mais elle n’avait pas le droit de communiquer avec sa sœur ; quant à Chveya, elle était maintenue isolée de tout le monde, comme Oykib des autres enfants. Sans aucun doute, ils avaient tous deux particulièrement retenu l’attention d’Elemak.
Le soir du second jour, Luet entendit frapper à la porte des quartiers de sa famille et trouva Zdorab planté devant. Les jumeaux dormaient, le souffle court mais régulier ; les aînés – Jatva, Motiga et Izuchaya – étaient éveillés, mais se reposaient sur leurs lits pour économiser l’oxygène ; on avait recommandé à tous de se plier à cet exercice le plus souvent possible et, comme l’air devenait de plus en plus étouffant, c’était un des ordres d’Elemak les plus volontiers suivis.
Luet regarda Zdorab sans un mot.
« Il faut que je te parle », dit-il enfin.
Elle envisagea de lui claquer la porte au nez. Mais ç’aurait été le juger sans l’avoir entendu. Elle recula donc pour le laisser entrer, puis passa la tête dans le couloir : Vas et Obring étaient là, en poste. Il ne s’agissait pas d’une visite clandestine, à moins que ces deux cœurs vaillants n’aient soudain trouvé le courage de s’opposer aux ordres exprès d’Elemak.
Elle referma la porte.
« C’est moi le responsable, dit Zdorab. Je sais que tu le sais, mais je devais te l’avouer moi-même. Selon les conseils d’Elemak, j’aurais dû me prétendre dans l’incapacité d’annuler mon programme de réveil, mais ce n’est pas vrai. Pourtant, je voulais le faire. Tout à la fin, au moment où je m’endormais, j’ai essayé de crier à Shedya et Nafai d’arrêter, d’ouvrir ma capsule, de…»
Il s’aperçut que ses paroles n’avaient aucun effet sur Luet. Il détourna le regard vers la porte. « Je ne pouvais pas prévoir comment ça allait tourner. Je… je croyais qu’Elemak prendrait la situation comme un fait accompli ; qu’il trouverait peut-être un moyen pour que les autres enfants soient scolarisés les trois dernières années du trajet. Les vôtres auraient eu six ans et demi, les leurs en disposeraient de trois et demi. Je n’imaginais pas… cette violence, Nafai garrotté comme ça, et maintenant le système d’entretien de la vie… la baisse du débit d’oxygène… Ne peux-tu obtenir de Surâme qu’il laisse la moitié d’entre nous se rendormir ? »