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C’était donc ça. Elemak et les siens se servaient de Zdorab pour la convaincre de les sauver des conséquences de leurs propres agissements.

« Tu peux annoncer à Elemak qu’une fois Nafai libéré et réintégré aux commandes du vaisseau, lui et les siens seront libres de regagner leurs capsules d’hibernation quand ils le voudront. Mais peut-être devrais-je dire toi et les tiens ? »

À l’étonnement de Luet, les larmes jaillirent presque des yeux de Zdorab. « Ce n’est pas un terme qui s’applique à moi. Je n’ai peut-être même pas d’épouse. Ni de fils ou de fille. »

Ainsi, il n’avait pas mis Shedemei au courant. Ce n’était pas une surprise, au demeurant.

« Je n’attends pas de compassion de ta part, poursuivit-il en s’essuyant les yeux et en reprenant son sang-froid. Je voudrais seulement que tu comprennes que si j’avais su…

— Si tu avais su quoi ? Qu’Elemak détestait Nafai ? Qu’il voulait le tuer ? Dis-moi, comment ce petit renseignement a-t-il pu t’échapper, alors que nous avons tous vu Nafai couvert de sang à la suite du dernier coup fourré d’Elemak ? »

Les yeux de Zdorab brillèrent de colère. « Je connais un autre coup fourré qui n’était pas d’Elemak !

— Non, il était de Surâme, en effet. Et de toi ! En réalité, tu t’es débrouillé pour conspirer dans les deux camps en même temps ! » Soudain, elle eut une révélation. « C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ?

— Je suis un étranger dans ce vaisseau. Shedya et moi ne sommes apparentés à personne.

— Shedya fait partie des nièces de tante Rasa.

— Ce n’est pas une relation par le sang, c’est…

— C’est encore plus intime.

— Mais moi, ça ne me concerne pas ! Quoi que je fasse, mon fils et ma fille vont se faire coincer dans cette querelle de famille entre Elemak et Nafai. Je ne ressemble pas à Volemak ni à ses fils ; je ne suis pas fort physiquement ; je ne suis… je n’ai pas grand-chose d’un homme, selon les critères habituels. Comment protéger mes enfants ? Dans ces conditions, je me suis dit que si j’arrivais à me créer de bonnes relations tant avec Nafai qu’avec Elemak…

— Ce n’est pas possible, dit Luet. Surtout maintenant, grâce à toi.

— J’ai fait ce que je pensais le mieux pour mes enfants. Je me suis trompé. D’un côté comme de l’autre, plus personne ne me fait confiance, et ça aussi, mes enfants en feront les frais. Je me suis trompé et je ne cherche pas à dissimuler ce que j’ai fait ni la gravité de mon acte. Mais je n’essayais pas de vous trahir, ni toi ni Nafai. J’agissais dans l’intérêt de mes enfants, du moins je le croyais.

— Très bien, répondit Luet d’un ton glacé. Tu t’es soulagé de ton fardeau. Je t’ai entendu et si jamais on m’autorise à parler à quelqu’un d’autre que mes enfants, je veillerai à ce qu’on sache que seul le bien-être de tes gosses a motivé ton acte.

— Mebbekew te décrit comme un véritable glaçon…

— Et chacun connaît sa finesse d’observation quant à la nature humaine !

— … mais il a tort. Tu n’es pas un glaçon, tu es un brasier.

— Merci pour cet aperçu métaphorique des éléments constitutifs de mon caractère.

— N’oublie pas, s’il te plaît, Luet : je t’ai fait du mal. Je le sais et je suis ton débiteur, très largement et pour toujours. Je ne suis pas dépourvu d’honneur par nature ; j’ai simplement agi comme ont toujours dû le faire les hommes tels que moi : pour la survie, dans la mesure où je comprends ce que c’est. Un moment viendra où, quelque mépris que je t’inspire, tu auras besoin de mon aide. Je te le dis : lorsque ce moment sera venu, et lorsque Nafai ou toi me le demanderez, je ferai tout pour vous aider.

— Parfait. Eh bien, va dire à Elemak de libérer mon époux.

— Tout ce qui est en mon pouvoir, aurais-je dû préciser. Je lui ai déjà demandé de le détacher ; Kokor et Sevet ont insisté dans le même sens. Ta fille aînée lui a craché au visage en le traitant d’eunuque obligé d’emprisonner ceux qui valent mieux que lui pour se croire un homme. »

Luet eut un hoquet d’horreur. « Il l’a frappée ?

— Oui, dit Zdorab. Mais elle n’a rien. Tout le monde était écœuré par le geste d’Elemak et il ne s’approche plus d’elle depuis. Ça ne change peut-être rien, mais en frappant Chveya, il a réussi à se mettre à dos jusqu’à sa propre épouse. »

C’était sans doute le but que visait Chveya. « C’est la grande faiblesse d’Elya, dit Luet. Il veut toujours répondre aux paroles par les actes. Cela peut réduire celui qui parle au silence, mais cela ne fait que confirmer la vérité de ce qu’il disait.

— Même toi, avec ton silence inflexible… la moitié des conversations entre femmes porte sur toi. Et Shedya s’est ralliée à toi dans le mutisme. Tout le monde veut qu’Elemak rende les armes, je pense que tu seras heureuse de l’apprendre. Ton attitude actuelle, celle qu’ont eue Chveya et Oykib, même la façon dont Nafai supporte son supplice sans se plaindre… c’est une sorte de résistance, têtue et courageuse, qui fait… qui fait honte aux complices d’Elemak. »

Luet hocha gravement la tête. Cette nouvelle la réconfortait. Mais que Zdorab la lui eût apportée n’en faisait pas un ami.

« Ces deux derniers jours, reprit-il, j’ai vu le vrai courage à l’œuvre. Moi, je n’en ai jamais eu, en tout cas pas celui qui se manifeste au grand jour même quand on est impuissant, et qui met au défi l’adversaire d’aller au bout de sa méchanceté. Chveya… Oykib… Tout aurait pu être différent si une fois dans ma vie j’avais agi comme eux. » Il éclata soudain d’un rire amer. « Oui : je serais sans doute mort ! »

Luet s’aperçut alors qu’elle ignorait presque tout de Zdorab, de la façon dont il avait été élevé. À l’entendre, on avait l’impression qu’il avait passé toute son existence sans amis et la peur au ventre. Pourquoi ?

Elle était obligée de reconnaître que, du point de vue de l’archiviste, la situation pouvait paraître tout autre. Pour elle, le choix n’existait pas : elle devait faire son possible afin d’aider Nafai et Surâme à l’emporter sur Elemak, sous peine de tout perdre. Mais Zdorab, lui, pouvait concevoir un avenir où Elemak aurait gagné, et si cela se produisait – ce qui n’avait rien d’invraisemblable – il avait moralement le droit de se préparer une place pour lui-même et ses enfants dans le camp d’Elemak.

L’ennui, c’est qu’il était aussi très plausible qu’il se retrouve sans place nulle part. Et pour l’instant, c’est dans cette direction que pointaient les événements.

Elle mit un peu de chaleur dans sa voix quand elle reprit la parole. « Zdorab, tu n’as pas parlé pour rien. Si tu t’inquiètes de l’avenir, je peux te rassurer avec une absolue certitude : aucun d’entre nous n’essaiera de se venger de toi et encore moins de tes enfants. Ils n’ont pas perdu leur place parmi nous, si c’est là qu’ils souhaitent vivre.

— Elemak va perdre la partie, dit Zdorab. La seule question, désormais, c’est combien d’entre nous mourront avant qu’il ne cède.

— Aucun, j’espère.

— Je veux dire que j’aurais pu me présenter devant toi par pur intérêt personnel ; tu n’as aucune raison de me faire confiance. Je vous ai trompés ; vous me croyiez dans votre camp et je vous ai trahis. Tu ne l’oublieras jamais ; moi, en tout cas, je ne l’oublierai pas. Mais tu peux être sûre d’une chose : si un jour Nafai ou toi avez besoin de moi, je serai là, prêt à tout, même à mourir s’il le faut. »