Les bruits de pas menus s’approchèrent, non plus trottinants, mais lents, respectueux. Il sentit une petite main lui toucher la cuisse. Il ne regarda pas ; c’était inutile. Il savait qui était là.
Du moins, il le savait dans le rêve. En réalité, il ignorait qui se tenait près de lui ; il voulut se baisser, regarder à ses côtés, voir quelle créature l’avait touché. Mais il ne parvint pas à tourner la tête ni à se pencher. Ou plutôt, si, il était courbé, mais en arrière, et deux cordes lui enserraient le cou, et il y avait des bruits de pas, mais lourds, pas du tout trottinants, et une lumière aveuglante s’alluma.
Il cligna des yeux. Ce n’était plus un rêve ; il était réveillé pour de bon, maintenant.
« C’est l’heure de ma promenade ? » demanda-t-il.
Il y eut un bref sifflement et une violente douleur éclata dans son bras. Il cria malgré lui.
« Ça en fait un, dit la voix d’Elemak. Dites-moi, Rasa, combien y en a-t-il ? Combien d’entre vous ont prêté serment ?
— Fais toi-même ta sale besogne, répondit la voix de Mère.
— Des centaines, peut-être ? » demanda Elemak. Nouveau sifflement. Nouvelle souffrance atroce, cette fois dans le dos, au niveau des côtes. L’une d’elles se brisa : il la sentit l’élancer quand il reprit son souffle. Il ne pouvait pourtant pas cesser de respirer ; il était même obligé de haleter car l’oxygène devenait insuffisant et il n’arrivait pas à inspirer assez profondément pour rester conscient.
Guéris-toi.
« Ceux-là, je ne les décompterai que si vous me dites à combien se monte le total, dit Elemak.
— Compte toi-même, riposta Rasa. Tout le monde a prêté serment sauf Protchnu, Obring et Mebbekew. Tout le monde, Elemak ! Réfléchis-y !
— Il ne fait rien pour se guérir », annonça Luet.
Nafai l’entendit et se sentit envahi d’une soudaine colère contre Elemak. Croyait-il pouvoir briser la volonté de Luet en lui montrant son époux au supplice ? Et d’ailleurs, qu’espérait-il gagner à ce traitement ? C’était Surâme qu’il devait convaincre – ou à qui il devait se rendre. Mais il s’était passé quelque chose… un serment.
« J’ai remarqué, dit Elemak. On dirait que ses poignets ne s’arrangent pas, ni ses chevilles. Je ne sais pas si c’est parce que le manteau ne fonctionne pas en ce moment ou que Nafai fait exprès de ne pas se guérir pour m’apitoyer ; il s’imagine peut-être que, si je détends ses liens, il pourra en profiter pour se libérer et m’assassiner ! »
Sifflement. Nouveau coup, dans la nuque cette fois. Nafai hoqueta sous l’éclair de douleur qui se répandit dans sa colonne vertébrale ; quelques instants durant, il ne sentit plus son dos et il pensa : Il m’a cassé la nuque !
Il t’a étourdi, c’est tout. Légères lésions neurales.
Pourquoi ne me tue-t-il pas carrément ?
Parce que j’ai encore une certaine influence sur lui ; assez pour le distraire chaque fois qu’il songe à t’achever.
Eh bien, arrête. Laisse-le me tuer. Il aura sa victoire, la paix reviendra et tout le monde s’en trouvera bien mieux.
Elemak l’ignore, mais ta mort serait ce qui pourrait lui arriver de pire : il n’aurait plus aucun moyen de te vaincre.
Pardon ? Quand on est mort, on n’est pas vaincu ?
Ce qu’il veut, c’est que son père lui dise : « C’est toi que je préfère, Elemak. » Et si tu meurs, Volemak ne pourra jamais le choisir de préférence à toi. Il viendra toujours en seconde position.
Alors, si tu as tant soit peu de respect humain, dis à Volemak de prononcer les mots magiques et qu’on en finisse !
C’est là le hic, Nafai : même si Volemak faisait cela, Elemak n’y croirait pas, parce qu’il saurait que ce n’est pas vrai. Il comprend très bien qu’il n’est pas aussi bon, aussi honnête, aussi sage ni aussi fort que toi ; par conséquent, même si son père lui annonçait : « Elemak, c’est toi que je préfère », ce serait pour lui un mensonge, parce qu’il sait que Volemak n’est pas stupide au point de le placer au-dessus de toi.
Je suis trop fatigué pour débrouiller tout ça. Va-t’en et laisse-moi mourir.
Son dernier coup t’a causé des dommages très graves.
Celui à la nuque ?
Ça, c’était il y a trois coups. Tu as une hémorragie interne, maintenant.
Ah oui. Je le sens.
Je vais te guérir.
Non.
Si, avant que l’écoulement de sang ne provoque des dégâts internes.
Ne me guéris pas tant qu’il n’a pas quitté la pièce. Laisse-moi au moins cette dignité.
Dignité ? Tu mourrais pour une affaire de dignité ?
C’est une affaire entre lui et moi. Je ne veux pas qu’il te voie intervenir en ma faveur.
Tu es d’un orgueil incroyable. C’est une affaire entre lui et toi, dis-tu ? Non : c’est une affaire entre lui et moi, et ce depuis toujours, de même qu’autrefois l’affaire était entre Mouj et moi ; aujourd’hui elle est aussi entre toi et moi, et encore entre Luet et moi. Et enfin, quand nous arriverons sur Terre, elle sera entre vous tous et le Gardien.
Là, ça fait vraiment mal, d’un coup !
C’est parce que je te soigne.
Je t’ai dit de ne rien faire !
Tant pis.
« Regardez, dit Elemak. Sa jambe se redresse. J’ai l’impression que nous avons atteint les limites de sa résistance et qu’il a demandé à son ami invisible de le sauver.
— Je regarde, répondit Volemak d’un ton glacial, et ce que je vois, c’est un lâche qui frappe un homme ligoté avec une barre de fer. »
Elemak se mit soudain à crier : « C’est moi, le lâche ? Je n’ai pas de manteau, moi ! Je ne guéris pas par magie quand je me cogne le pied ! Je n’ai pas le pouvoir d’envoyer des décharges électriques aux gens quand je veux les mettre à genoux !
— Ce n’est pas le pouvoir qu’on détient qui fait qu’on devient un lâche ou une brute, répliqua Volemak, mais l’usage qu’on en fait. Crois-tu que les cordes qui entravent Nafai restreignent la puissance du manteau ? Malgré les tortures que tu lui infliges, que tu nous infliges à tous, Nafai a fait le choix de ne pas te tuer.
— Eh bien, vas-y, Nyef, dit Elemak d’une voix douce. Si tu as le pouvoir de me tuer, vas-y. Tu l’as déjà fait ; il s’agissait d’un ivrogne qui gisait inconscient dans la rue, je crois. Mon demi-frère, il me semble. C’est bien ta spécialité, de tuer les gens qui ne peuvent pas se défendre, non ? Pourtant, d’après Père, c’est moi, la brute. Mais est-ce qu’on peut parler de brutalité, si on brise les os d’un homme capable de se remettre sur pied en quelques instants ? Tiens, imaginons que je te fracasse le crâne et…»
Une femme poussa un cri de rage et des bruits d’échauffourée s’ensuivirent. Quelqu’un heurta violemment un mur ; une femme hurla. Nafai voulut ouvrir les yeux. Il ne vit que le mur contre lequel il gisait. « Luet, murmura-t-il.
— Luet ne peut pas se guérir toute seule, n’est-ce pas ? dit Elemak. Elle ferait bien de s’en souvenir avant d’essayer de se battre avec moi. »
Nafai répondit :
« Tu ne fais qu’épuiser l’oxygène dont tes enfants ont besoin.