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— Tu peux y mettre un terme quand tu veux, Nyef. Il te suffit de mourir.

— Et que se passera-t-il après ? demanda Volemak. Ta haine se portera sur quelqu’un d’autre, aux qualités proches de celles de Nafai, et pour la même raison : parce qu’il vaut mieux que toi. Et quand tu l’auras tué, tu trouveras encore quelqu’un de mieux que toi. Ça ne cessera jamais, Elemak, parce que chaque violence que tu commettras t’avilira un peu plus, au point qu’il te faudra tuer tous les êtres humains et tous les animaux, jusqu’au jour où le mépris te submergera tant que tu ne pourras plus te supporter…»

La barre claqua sur le visage de Nafai. Il sentit les os s’enfoncer, puis tout devint noir.

Était-ce un instant plus tard ? Possible ; mais ç’aurait aussi pu être des heures ou des jours après. En tout cas, il avait repris conscience et son visage était intact. Il se demanda s’il était seul. Et aussi ce qu’il était advenu de Père et de Mère. De Luet. D’Elemak.

Il y avait quelqu’un dans la pièce. Il entendait une respiration.

« Il va mieux », dit la voix. Un murmure. Difficile à identifier. Non, facile. Elemak. « Surâme l’emporte encore une fois. »

Puis les lumières s’éteignirent, la porte se referma et il se retrouva seul.

À mi-voix, Eiadh chantait une berceuse aux petits, Yista, Menya et Jivya, quand Protchnu entra. Elle entendit la porte coulissante s’ouvrir puis se refermer derrière lui. Elle ne cessa pas de chanter.

« Quand reviendra la lumière Saurai-je comment on voit ? Reconnaîtrai-je ma mère ? Me connaîtra-t-elle, moi ?
Quand reviendra la lumière Rien ne me fera plus peur ; Et je rêve du jour clair Au fond de cette noirceur.

— Chanter, c’est gaspiller de l’oxygène, dit Protchnu à mi-voix.

— Pleurer aussi, répondit Eiadh d’un ton calme. Il y a ici trois enfants qui ne pleurent plus grâce à la berceuse d’une seule personne. Si tu es venu pour m’empêcher de chanter, va-t’en. Va signaler mon crime à ton père. Il se mettra peut-être assez en colère pour me battre ; il te permettra même de l’aider, qui sait ? »

Elle ne le regardait pas ; elle entendit sa respiration se faire plus profonde. Plus hachée, peut-être. Mais quand il reprit la parole, elle s’étonna de sa voix aiguë aux sanglots à peine contenus. « Ce n’est pas ma faute si tu t’es mise contre Père ! »

Piquée au vif par la répudiation de son fils à la bibliothèque, elle ne lui avait plus adressé la parole depuis et l’avait écarté de ses pensées. Protchnu, son grand fils, dire des choses aussi affreuses à sa propre mère ! Il avait une expression si féroce alors, si semblable à celle d’Elemak qu’elle avait eu l’impression de ne plus le connaître. Et pourtant si, elle le connaissait : il n’avait que huit ans ; il n’aurait jamais dû se trouver ainsi déchiré entre ses parents.

« Je ne rejette pas ton père, dit-elle doucement. Je rejette ce qu’il fait.

— Nafai nous a trompés !

— C’est Surâme qui nous a trompés. Et aussi les parents des autres enfants. Pas Nafai tout seul. »

Protchnu resta silencieux. Elle crut l’avoir convaincu. Mais non, c’est un autre aspect du problème qui l’intéressait. « Est-ce que tu l’aimes ?

— J’aime ton père, oui. Mais quand il laisse la colère dicter sa conduite, il fait de mauvaises choses. Ce sont ces mauvaises choses que je refuse.

— Je ne parlais pas de Père. »

Visiblement, il s’attendait à ce qu’elle comprenne à demi-mot. Il pensait qu’elle aimait un autre homme.

Et c’était vrai, naturellement. Mais son amour était sans espoir et elle n’en avait jamais, au grand jamais, fait part à personne.

« De qui parlais-tu, alors ?

— De lui.

— Dis son nom, Proya. Un nom n’a rien de magique ; tu ne t’empoisonneras pas à le prononcer.

— Nafai.

— Oncle Nafai, le reprit-elle. Respecte tes aînés.

— Tu l’aimes.

— Je pense aimer tous mes beaux-frères comme il faut, de même que tu aimeras tous tes oncles, j’espère. Ce serait merveilleux si ton père aimait ses frères sans arrière-pensées. Mais tu ne partages peut-être pas mon point de vue. Tiens, regarde Menya qui dort là. C’est le quatrième garçon de la famille ; vis-à-vis de toi, il se trouve dans la même position que Nafai par rapport à ton père. Dis-moi, Proya, as-tu un jour l’intention de ligoter Menya et de lui briser les os à coups de barre de fer ? »

Alors Protchnu se mit à pleurer pour de bon. Attendrie, Eiadh tendit les bras, l’attira contre elle et le fit asseoir près d’elle sur le lit. « Je ne ferai jamais de mal à Menya, dit-il. Je le protégerai, je le défendrai !

— Je le sais, Proya, je le sais bien. Et puis la situation n’est pas la même entre ton père et Nafai : ils ont une plus grande différence d’âge ; ils n’ont pas la même mère. Et Elemak avait un frère plus grand que lui. »

Protchnu écarquilla les yeux. « Je croyais que Père était l’aîné !

— C’est l’aîné de ton grand-père Volemak, à l’époque où il était Wetchik au pays de Basilica. Mais la mère d’Elemak avait eu d’autres enfants avant d’épouser Volemak. Et le premier s’appelait Gaballufix.

— Alors Père déteste Nafai parce qu’il a tué son frère ?

— Ils se détestaient bien avant cela. Et puis Gaballufix voulait tuer Nafai, ton père, Issib et Meb.

— Pourquoi est-ce qu’il voulait tuer Issib ? »

Amusée, Eiadh nota que Protchnu ne s’étonnait pas qu’on veuille tuer son oncle Meb. « Il désirait régner sur Basilica et les fils du Wetchik lui barraient la route. Ton grand-père était quelqu’un de très fortuné et de très puissant au pays de Basilica.

— Ça veut dire quoi, “fortuné” ? »

Que t’ai-je donc fait, mon pauvre petit, pour que tu ignores jusqu’au sens de ce mot ? Toute grâce et toute opulence ont disparu, tu ne connais que la pauvreté, si bien que les mots qui désignent le luxe t’échappent. « Ça veut dire que tu as plus d’argent que…»

Mais naturellement, il ne savait pas non plus ce qu’était l’argent.

« Ça veut dire que ta maison est plus belle que celles des autres, qu’elle est plus grande, tes vêtements plus raffinés et plus nombreux. Et que tu vas dans de meilleures écoles, avec des professeurs plus savants, et que tu manges de meilleurs plats, en plus grande quantité. Ça veut dire que tu as tout ce que tu veux et plus encore.

— Mais il faut partager, alors, dit Protchnu. Tu m’as dit que quand on a plus que nécessaire, il faut toujours partager.

— Et c’est vrai. Mais… tu ne peux pas comprendre. Nous ne connaîtrons plus jamais ce genre d’existence. Tu ne comprendras jamais. »

Ils se turent quelques instants.

« Mère ? pépia enfin Protchnu.

— Oui ?

— Tu ne me détestes pas parce que je me suis mis du côté de Père ? À la bibliothèque, l’autre jour ?

— Toutes les mères savent qu’un jour leurs fils prendront le parti de leur père. Ça se passe comme ça quand on grandit. Je n’aurais pas imaginé que ça t’arriverait si tôt, mais ce n’était pas ta faute. »

Un silence. Puis, d’une toute petite voix : « Mais je ne suis pas d’accord avec lui, dit-il.

— Non, Protchnu, je n’ai jamais cru que tu puisses être vraiment d’accord avec toutes les mauvaises actions qu’il fait. Ce n’est pas ton genre. » Mais en vérité Eiadh redoutait parfois que ce fût son genre. Elle l’avait vu jouer : il cherchait souvent à dominer ses camarades, en taquinait certains jusqu’aux larmes pour ensuite se moquer d’eux. Elle s’était effrayée, sur Harmonie, de voir son fils se montrer si méchant avec les plus petits que lui ; et pourtant, elle s’était aussi enorgueillie de voir qu’il les dirigeait en tout, qu’ils cherchaient toujours son approbation, que même Oykib, le fils de tante Rasa, lui laissait toujours la première place.