L’un peut-il exister sans l’autre ? L’autorité sans l’absence de compassion ? La fierté sans la cruauté ?
« Mais naturellement tu aimes ton père, dit-elle, l’homme que tu sais qu’il est vraiment, bon, fort et courageux, celui que tu admires tant. C’est lui, l’homme que tu as soutenu ce jour-là, je le sais. »
Elle sentit Protchnu s’agiter entre ses bras : il s’armait de courage pour prononcer des paroles difficiles. « Il est très malheureux sans toi, dit-il.
— C’est lui qui t’a envoyé me dire ça ?
— Non, je me suis envoyé tout seul. »
À moins que ce ne soit Surâme ? se demanda Eiadh. Luet n’avait-elle pas déclaré qu’ils avaient tous été choisis par Surâme, sans exception ? Qu’ils étaient tous extraordinairement sensibles à ses instigations ? Dans ce cas, pourquoi l’un de ses enfants ne jouirait-il pas de ces dons hors du commun, comme celui qui était soudain apparu chez Chveya, par exemple ?
« Ainsi, ton père est malheureux sans moi… Eh bien, qu’il libère Nafai, qu’il rétablisse la paix à bord du vaisseau et il ne sera plus obligé de se passer de moi.
— Il ne peut rien faire si on ne l’aide pas », dit Protchnu.
Cet enfant n’a que huit ans ? Et il possède tant de perspicacité ? Peut-être que cette crise a éveillé chez lui un talent d’empathie caché. Surâme sait qu’à son âge j’étais aussi totalement dépourvue de compréhension que de compassion envers autrui ! J’étais moralement vide : tout ce qui m’intéressait, c’était de savoir qui était la plus jolie, qui chantait le mieux, qui allait devenir célèbre et qui était la plus riche ! Si j’avais abandonné plus tôt ces idées puériles, j’aurais peut-être compris lequel était le plus humain des deux frères avant d’épouser Elemak, à l’époque où Nafai me couvait avec des yeux de poisson mort d’amour. Quelle affreuse erreur j’ai faite ! Quand je regardais Elemak, je ne pouvais m’empêcher de me dire : C’est l’héritier du Wetchik, le fils aîné d’un des hommes les plus riches et les plus influents de Basilica. Qu’était Nafai, en comparaison ?
Bien entendu, si j’avais été vraiment avisée, je n’aurais épousé ni l’un ni l’autre et je vivrais encore à Basilica… Oui, mais si Volemak a raison, Basilica n’est aujourd’hui plus que ruines et ses rares survivants se sont dispersés au vent.
« Et de quelle sorte d’aide ton père a-t-il besoin ? demanda-t-elle.
— Il lui faut un moyen de changer d’avis sans avouer qu’il avait tort.
— Comme nous tous, murmura Eiadh.
— Mère, je n’arrive presque plus à respirer par moments. Quand je me réveille le matin, j’ai l’impression qu’on m’écrase la poitrine. Je ne peux plus respirer assez profondément ; parfois, j’ai la tête qui tourne et je tombe par terre. Et encore, je suis en meilleur état que la plupart des autres. Il faut aider Père. »
C’était vrai, elle le savait. Mais elle savait aussi qu’après la scène de la bibliothèque, elle ne pouvait plus rien pour Elemak. Cependant, avec Protchnu à ses côtés désormais, elle se sentait de nouveau capable de lui venir en aide. Ce gamin avait-il donc tant de pouvoir, du haut de ses huit ans ?
Oui, huit ans seulement et il avait tout compris. Il avait vu ce qu’exigeait la situation et il avait pris la responsabilité d’agir en fonction de sa clairvoyance. Pareille attitude emplissait Eiadh d’espoir, non seulement pour l’avenir immédiat, mais pour des temps beaucoup plus lointains. La communauté allait se diviser, c’était certain, à la mort de Volemak ou plus tôt encore, et alors Elemak commanderait l’un des deux camps, plein de rancune, de mépris et de violence. Mais lui non plus ne serait pas éternel ; quelqu’un d’autre prendrait un jour sa place et le candidat le plus probable était le petit garçon de huit ans assis près d’elle sur le lit. S’il grandissait en sagesse et non en colère, au contraire de son père, son accession au pouvoir serait comme les pluies d’automne sur les cités de la plaine, averses bienfaisantes après la sécheresse torride de l’été.
Pour toi, Protchnu, je vais faire ce qui doit être fait : je vais m’humilier devant Elemak, aussi abject soit-il, pour te donner un avenir, pour qu’un jour tu puisses jouer le rôle que la nature t’a réservé.
« Viens près de moi au prochain repas, à la bibliothèque, dit-elle ; avec toi à mes côtés, je ferai ce qu’il faut. »
Elemak était présent au repas, bien sûr, comme toujours depuis que Volemak avait profité de son absence pour recueillir le serment de la communauté. En revanche, son père et Rasa étaient absents, alités depuis qu’ils l’avaient vu rouer Nafai de coups ; à l’instar des plus jeunes, ils supportaient très mal la pénurie d’oxygène. Ils n’avaient plus la force de se déplacer et, d’après leurs deux gardes-malades, Dol et Sevet, ils n’émergeaient plus que rarement de l’inconscience et déliraient la plupart du temps. « Ils sont mourants », murmuraient-elles – assez fort cependant pour qu’Elemak ne manque pas de les entendre. Mais il n’avait aucune réaction.
Le quatrième jour du réveil, au repas de midi, Elemak était assis seul devant son assiette pleine, intacte, quand Protchnu sortit de table et s’approcha de sa mère. Elemak le regarda s’éloigner et son visage s’assombrit. Mais il fut vite clair aux yeux de tous que l’enfant ne se ralliait pas à la cause de sa mère ; non, il allait la chercher, il la ramenait vers son père. Il ne lui arrivait qu’à la poitrine, mais c’était lui qui commandait. Ils s’approchèrent lentement de la table d’Elemak.
« Mère a quelque chose à te dire », dit Protchnu. Soudain, Eiadh fondit en larmes et se jeta à genoux. « Elemak, gémit-elle, si tu savais comme j’ai honte de moi ! J’ai trahi mon époux ! »
Elemak poussa un soupir. « Ça ne prend pas, Eiadh. Je connais ton talent de comédienne ; tu es aussi douée que Dolya. Tu sais faire couler tes larmes à volonté, comme d’un robinet. »
Eiadh se mit à sangloter de plus belle. « C’est vrai, rien ne t’oblige à me croire ni à me faire confiance ! Je mérite tout ce que tu pourras dire de moi ! Mais je suis ton épouse fidèle ! Sans toi, je ne suis rien ; j’aimerais mieux mourir que de ne plus faire partie de toi et de ta vie ! Je t’en supplie, pardonne-moi, laisse-moi revenir ! » En Elemak, l’envie de la croire le disputait visiblement au scepticisme. Comme tout le monde, il avait l’esprit engourdi par le manque d’oxygène et toute subtilité, toute ruse lui étaient désormais inaccessibles. Autrefois, son jugement était clair et rapide, il s’en souvenait, mais il en avait aujourd’hui oublié jusqu’à l’impression. Il regarda sa femme en clignant lentement des yeux.
« Je sais qui est le plus fort, celui qui a le meilleur fond, poursuivit-elle : ce n’est pas celui qui s’en remet aux machines, qui pratique le faux-fuyant, le mensonge et la tromperie. Non, celui qui est honnête, c’est toi. »
Elemak eut un rictus dédaigneux devant cette flatterie transparente ; pourtant, il en fut touché aussi. Enfin, quelqu’un me comprend. Même si ses paroles sont creuses, elles sont au moins prononcées.
« Mais ce sont les menteurs qui sont maîtres à bord, continua Eiadh ; ce sont eux qui tiennent nos petits en otages, pas toi. Je sais qu’on doit parfois faire du mal pour sauver ses enfants. »