Parmi ceux qui assistaient à la scène, la plupart savaient qu’elle déformait la vérité ; mais ils souhaitaient de tout leur cœur qu’Elemak, au moins, la croie car il pourrait alors rendre les armes sans se sentir humilié ni lâche. Prions pour qu’il se convainque de cette version des événements, se disaient-ils, afin que notre histoire à nous se prolonge au-delà de cette heure !
« Crois-tu que je me laisserai prendre au jeu de Nafai lorsqu’il se promènera de nouveau librement dans le vaisseau ? Lui et son manteau à paillettes greffé ! On dirait qu’il est lui-même une machine ! Je serai bien soulagée de retourner en hibernation jusqu’à la fin du voyage si ça me permet de ne plus le voir ! À mon réveil, je serai sur Terre, avec toi près de moi et nos enfants encore petits à élever. Ils grandiront, le temps passera, et toi, tu seras toujours mon époux et un grand homme aux yeux de tous ceux qui connaissent la vérité. » Elemak braquait sur elle un regard pénétrant. Du moins, il s’y efforçait, car l’image d’Eiadh se brouillait par moments.
Elle ouvrit la bouche pour reprendre sa diatribe, mais Protchnu lui posa la main sur l’épaule et elle s’assit sur les talons ; s’avançant, l’enfant se mit à parler à son père d’une voix inaudible à presque toute l’assemblée. « Choisis toi-même l’heure du combat, dit-il. C’est ce que tu m’as appris à Vusadka : il faut choisir soi-même l’heure du combat. » Elemak lui répondit sur le même ton : « Ils ont déjà gagné, Protchnu. Avant même que je me réveille, ils t’avaient dépouillé de ton héritage, toi si jeune, si petit.
— Fais ce qu’il faut pour que nous vivions tous, Père. Un jour, je serai grand et alors nous nous vengerons de nos ennemis. »
Elemak le dévisagea. « Nos ennemis ? À nous deux ?
— Ce qu’ils ont fait à mon père, ils l’ont fait à son fils, chuchota Protchnu. Je ne l’oublierai jamais, jamais, jamais, jamais ! »
La résolution et la haine qu’il sentit dans la voix de son fils emplirent Elemak d’espoir.
Il se leva de sa chaise. Sous les yeux attentifs de tous, il prit Protchnu par la main et le mena jusqu’à l’échelle au centre de la salle. Là, il se retourna. « Meb, Obring ! »
Ils se mirent lentement debout.
« Venez avec moi.
— Mais qui va surveiller tout ce monde ? demanda Obring.
— Je m’en fous. J’en ai assez de les regarder. »
Il se glissa dans le puits d’échelle, suivi de Protchnu, puis d’Obring et de Meb.
Dès qu’ils furent partis, les femmes se pressèrent autour d’Eiadh. « Merci, dirent-elles à voix basse. Tu as été très courageuse. Tu as été merveilleuse. Merci. Merci. »
Même Luet lui prit les mains. « Aujourd’hui, tu as été la plus grande de toutes les femmes. Grâce à toi, tout est fini. »
Eiadh ne put qu’enfouir son visage dans ses mains avant d’éclater en sanglots : car elle avait entendu les paroles que Protchnu avait soufflées à Elemak, elle avait perçu la haine dans sa voix et elle savait que, cette fois-ci en tout cas, il n’avait pas joué la comédie. Cette rancœur qu’il partageait avec son père, il la transmettrait à la génération suivante. Elle avait complètement échoué ; elle s’était humiliée pour rien. « Tout ça pour rien, murmura-t-elle.
— Non, pas pour rien, répondit Luet : pour nos enfants ; pour tous les enfants. Je te le répète, Eiadh : aujourd’hui, tu as été la plus grande de toutes les femmes. »
Luet s’agenouilla près d’elle ; Eiadh l’enlaça et pleura contre son épaule.
La porte s’ouvrit et la lumière jaillit. Les yeux de Nafai s’adaptèrent promptement : il distingua Elemak, Mebbekew, Obring et Protchnu, le fils d’Elya. Il vit aussi la haine qui brillait dans leurs yeux.
Ils sont venus me tuer.
Il s’étonna de ne pas en ressentir de soulagement. Malgré tous les discours désespérés qu’il avait tenus à Surâme, il n’avait pas vraiment envie de mourir. Mais il se laisserait tuer si cela devait ramener la paix.
Pourtant, à sa surprise, Elemak s’agenouilla à ses pieds et entreprit de défaire les nœuds de ses chevilles. Mebbekew le rejoignit et s’attaqua aux cordes qui lui tenaient les poignets.
À ces endroits, sa chair était à vif et leurs efforts y déclenchaient des douleurs atroces. Après avoir été roué de coups et après que Surâme l’eut soigné par l’intermédiaire du manteau, il avait de nouveau refusé de guérir artificiellement ses plaies aux chevilles et aux poignets, et sa libération se muait maintenant en supplice.
« Nous avons prêté un serment, dit soudain Elemak à mi-voix, un engagement que Père a fait prendre à tout le monde à bord, selon lequel il est le chef unique de la colonie. Personne ne sera son second ni son conseiller ni quoi que ce soit : aucune forme déguisée de pouvoir. C’est lui qui commande seul. J’ai prêté serment, Meb et Obring aussi, ainsi que mon fils, Protchnu : tant que Volemak vivra, c’est à lui que nous obéirons et à nul autre.
— C’est une excellente idée », répondit Nafai. Il se retint d’ajouter : Si tu l’avais eue autrefois et si tu t’y étais tenu, comme je l’ai fait depuis mon enfance, ça nous aurait évité bien des ennuis.
« Dès que tu sortiras d’ici, tu iras tout droit prêter serment toi aussi », dit Meb.
Les cordes qui lui enserraient le cou et lui tordaient le corps en arrière se relâchèrent brusquement. Une onde de souffrance lui parcourut le dos. Il poussa un gémissement.
« Arrête de faire ton intéressant, cracha Meb. On sait très bien que tu pourrais te guérir immédiatement si tu le voulais ! »
Nafai ne sentait plus ses pieds ni ses mains ; il avait l’impression d’avoir à la place d’épais bouts de bois, inertes et incontrôlables. Il roula sur le ventre et parvint tout juste à se mettre à genoux tant son dos lui faisait mal. Puis, en prenant appui sur le mur, il se redressa, les jambes flageolantes. « Où est Père ? demanda-t-il. Il faut que j’aille prêter serment.
— Oykib et Chveya n’ont pas juré non plus, dit Obring.
— Eh bien, va les chercher ! répliqua Elemak d’un ton méprisant. Tu attends encore que je te donne des ordres ou quoi ? Je te rappelle que ce n’est plus moi qui commande.
— Ni moi », ajouta Nafai.
Mais c’était faux. Déjà le manteau lui fournissait toutes les informations dont il avait besoin. « Il reste assez d’oxygène dans la réserve de fonctionnement pour ramener l’atmosphère du vaisseau presque à la normale pendant deux heures. Ça suffira pour nous réoxygéner le sang avant que nous nous remettions tous en animation suspendue. Ensuite, le vaisseau aura le temps de refaire ses réserves en attendant le réveil de l’un de nous. »
Elemak eut un ricanement ironique. « Comment ? Tu ne comptes pas nous promettre de dormir jusqu’à la Terre ?
— Je compte reprendre l’éducation des enfants là où nous l’avons laissée. Enfin, si Père me le demande.
— Oh, je ne me fais pas de souci là-dessus : il dira tout ce que tu lui souffleras.
— Alors, c’est que tu ne nous connais ni l’un ni l’autre : tout ce que Père dira, c’est ce que Surâme lui aura soufflé, et rien d’autre.
— Allons, pas de dispute entre nous, Nafai, fit Elemak avec une jovialité exagérée. Nous sommes amis, maintenant, non ? »
Nafai continua de marcher sans rien dire en s’appuyant de temps en temps à la paroi du couloir, heureux de se trouver en gravité réduite. Enfin : « C’est vraiment ça que tu veux infliger à Protchnu, Elemak ? Le gaver sans cesse de haine ?