— Il n’y a pas d’aliment plus riche que la haine, répondit Elemak. Elle rend fort, elle donne le pouvoir. Et j’ai de quoi en offrir un véritable festin à mes enfants.
— Faisons en sorte que la paix règne entre les tiens et les miens, je t’en prie, Elya.
— Entre tes grandes bringues et mes petits bouts de chou ? Ah, ça, la paix régnera sûrement, comme elle règne entre le lion et la mouche ! »
Ils arrivèrent devant la porte de Volemak et Rasa à l’instant où Obring y amenait Oykib et Chveya. Sans un mot, Chveya étreignit son père et il s’appuya sur elle pour entrer dans la chambre.
Là, il s’agenouilla et prêta serment, la main de son père dans la sienne. Puis Chveya et Oykib l’imitèrent.
Alors, allongé sur son lit, Volemak dit d’une voix faible : « C’est fait. Tout le monde a prêté serment. Tu peux nous rendre l’oxygène à présent et nous retournerons dormir. »
En une poignée de secondes à peine, la différence se fit sentir : la respiration devint plus aisée et au bout de quelques instants chacun fut pris d’étourdissements, ivre d’oxygène. Puis, l’organisme se réadaptant, le souffle reprit son rythme naturel et ce fut comme si rien ne s’était passé. Les mères pleurèrent devant leurs petits qui respiraient enfin normalement et les enfants purent se remettre à rire, à crier et à gambader librement.
Cependant, bien avant l’échéance des deux heures, rires et cris se turent. Les parents couchèrent leurs enfants, après quoi Zdorab et Shedemei supervisèrent la mise en hibernation de tous les adultes sauf Nafai, qui se tint à l’écart afin de ne pas risquer d’humilier Elemak et ceux qui regrettaient sa défaite.
Une fois encore, Nafai et Shedemei se penchèrent sur Zdorab étendu dans sa capsule. « Pardonne-moi, Nafai, dit-il.
— C’est déjà fait. Luet m’a expliqué quel était ton point de vue à l’époque et les regrets que tu en as eus par la suite.
— Je ne te jouerai plus de tours. Je serai de ton côté jusqu’à ma mort.
— C’est à mon père que tu as juré fidélité. Mais je suis heureux d’avoir ton amitié, et toi, tu peux compter sur la mienne. »
Puis, une fois seul avec Shedemei, Nafai put enfin laisser le manteau guérir ses plaies. « Qui aurait imaginé ça ? dit-il.
— Quoi donc ?
— Qu’en fin de compte la gaffe de Zdorab permettrait quelque chose d’impossible par ailleurs.
— Et de quoi s’agit-il ?
— Je m’attendais, dès notre arrivée sur Terre, à voir Elemak échapper à tout contrôle et déclencher une guerre ; c’est aussi ce que pensait Surâme, à mon avis. Mais maintenant, la guerre est derrière nous, et je crois que la paix se maintiendra.
— Tant que ton père vivra, glissa Shedemei d’un ton caustique.
— Père n’est pas encore si vieux, répondit Nafai. Ça nous laisse du temps. Qui sait ce qui peut se passer dans les années à venir ?
— Je n’ai pas envie d’être là pour le voir.
— Ta décision vient un peu tard, non ?
— Je n’ai pas envie d’être entraînée dans des conflits et des combats. Je suis juste venue faire un peu de jardinage. » Elle eut un rire d’autodérision. « Je suis là seulement pour bricoler avec la faune et la flore de la Terre. C’est ça, le rêve que m’a envoyé le Gardien. Je ne suis pas comme vous autres : moi, je dois simplement m’occuper du jardin.
— Simplement ? Mais tu seras le personnage le plus important du groupe !
— Tu sais, moi aussi je t’ai menti, Nafai. Je t’ai menti en te disant que les mariages entre cousins étaient sans risque. Comme Zdorab, je t’ai caché quelque chose.
— Ce n’est pas grave, dit Nafai. Tout le monde cache quelque chose, consciemment ou non.
— Mais tes enfants… Les conséquences risquent d’être terribles pour eux.
— Je ne crois pas.
— Ah ! » Elle fit une grimace. « Ce serait donc Surâme qui m’aurait imposé de dire ce que j’ai dit ?
— Soufflé, plutôt. Tout était vrai. »
Shedemei éclata d’un rire sarcastique. « Ou du moins aussi vrai que tout ce que dit Surâme !
— J’ai confiance en lui, affirma Nafai.
— Oui : on peut lui faire confiance pour dire ce qu’il faut pour parvenir à ses fins. C’est là toute la confiance qu’on peut lui accorder.
— D’accord, mais, vois-tu, Shedya, les buts de Surâme sont aussi les miens. Je peux donc me fier à lui complètement. »
Elle lui tapota la joue. « Techniquement, tu as peut-être le même âge que moi aujourd’hui, à force de rester éveillé pendant le voyage, mais il faut que tu le saches, Nyef : tu as encore beaucoup à apprendre ! »
Et sur ces mots, elle s’installa dans sa capsule. Nafai en releva le flanc, le verrouilla, puis enclencha le processus de suspension : le couvercle coulissant se ferma et Nafai vit la généticienne s’endormir dans le compartiment étanche. Il était de nouveau seul.
Je ne peux maintenir l’oxygène au niveau actuel que quinze minutes encore ; après, il n’y en aura plus.
Je me dépêche.
Tout s’est plutôt bien déroulé, tu ne trouves pas ?
Écoute, j’ai une bonne idée : si tu te taisais un moment ? Laisse-moi m’endormir avec mes pensées pour seule compagnie.
Si tu veux. Mais cela va te faire une impression bizarre.
Je m’en sortirai.
Parce que, de toute ta vie, jamais tu ne t’es endormi sans ma présence.
Dans ce cas, je regrette que tu ne sois pas plus fréquentable.
C’est ça, mets-toi en colère contre moi. Mais rappelle-toi que ce n’est pas moi qui ai fait d’Elemak ce qu’il est. S’il avait mieux choisi, s’il avait été fondamentalement meilleur, c’est lui qui serait là, à ta place, et qui porterait le manteau du pilote stellaire.
J’aimerais que ce soit vrai !
Et tu le penses, en effet. Tu n’as aucun désir de responsabilité ni de pouvoir. Pourtant, tu les as acceptés l’un et l’autre parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse et que tu en étais seul capable. Tu ne l’as pas fait contre ta volonté, mais contre tes désirs et ton discernement. Et c’est pourquoi je t’ai confié le manteau : parce que si tu avais compris ce qu’il représentait, tu n’en aurais jamais voulu.
Je suis exactement le pantin qu’il te fallait, c’est ça ?
Tu n’es en rien un pantin. Les pantins ne me sont d’aucune utilité. J’ai besoin d’amis et d’alliés qui m’aident de leur plein gré.
Laisse-moi dormir tranquille et peut-être qu’à mon réveil je serai de nouveau prêt à t’aider.
Dors bien, mon ami. C’est une longue route qui nous attend encore.
L’écran au plafond de la bibliothèque montrait le globe de la Terre, bleu et blanc avec des taches brun-vert çà et là. Comme tout le monde dormait au moment du décollage, personne à bord du vaisseau n’avait jamais vu de planète sous cet aspect-là, celui d’une boule qui flottait dans l’obscurité de la nuit.
« On dirait une lune », dit Chveya.
Oykib lui prit la main. Elle leva les yeux et lui sourit. Les trois années et demie passées avaient été merveilleuses et torturantes à la fois : elle savait qu’il l’aimait, mais en même temps il n’était pas question de se marier ni d’avoir des enfants pendant le voyage. Ils ne parlaient jamais de leurs sentiments ; c’était plus facile pour tous les deux. Les autres appariements parmi les jeunes s’étaient effectués de façon tout aussi discrète. Mais à présent que le vaisseau multipliait les révolutions autour de la planète pour reconnaître le terrain, que l’équipage lisait les rapports des instruments, étudiait les cartes à la recherche d’un site d’atterrissage et guettait une décision de Surâme ou un rêve du Gardien pour passer à l’acte, Oykib ne pouvait plus s’empêcher de penser à Chveya et à ce qui les attendait : un nouveau monde, un dur labeur d’exploitation et d’exploration de la terre, et toutes sortes de dangers inconnus, maladies, animaux, météo – mais tout cela s’effaçait devant l’idée de tenir Chveya dans ses bras, de mettre au monde des enfants, de relancer le cycle, d’appartenir au monde vivant.