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« Autrefois, nous nous sommes enfuis de ce monde, effrayés et honteux, dit Chveya. Nous l’avons souillé et nous nous sommes entretués. »

Elle n’eut pas besoin d’exprimer sa crainte que tout recommence : chacun savait que la période de paix touchait à sa fin, que même si le serment de Volemak était respecté, la tension serait toujours là, sous le vernis de la politesse. Et combien de temps Volemak vivrait-il encore ? À sa mort, la guerre risquait de reprendre, le sang humain de couler à nouveau sur la Terre.

Oykib entendit Chveya s’adresser à Surâme. Pourquoi nous amener ici, alors que nous ne sommes ni meilleurs ni plus sages que ceux qui en sont partis ?

« Mais nous le sommes, dit Oykib. Meilleurs et plus sages, je veux dire. »

Elle se tourna vers lui, les yeux écarquillés. « Mais comment fais-tu ça ? Déjà, lors du conflit, tu parlais comme si tu savais ce que voulait Surâme, ce que voulait Nafai, alors que vous n’aviez aucun contact. Comment fais-tu ?

— J’écoute aux portes, si j’ose dire. Ç’a toujours été comme ça : tout ce qui se transmet sur les canaux de Surâme, je l’entends ; je perçois ce qu’il dit aussi bien que ce que tu lui dis. »

Chveya prit l’air horrifié. C’est vrai ? demandait-elle à Surâme. C’est épouvantable !

« Tu comprends maintenant pourquoi je n’en ai jamais parlé, reprit Oykib, encore que j’aie révélé assez clairement mon talent pendant le conflit. Je m’étonne que personne n’ait deviné mon secret.

— Mais ce que j’ai à dire à Surâme… c’est absolument personnel !

— Je sais. Je n’ai pas demandé ce don ; je l’ai, c’est tout. J’ai grandi avec beaucoup plus de connaissances qu’un enfant normal. Je sais ce qui se passe dans la vie des autres avec une précision que… Bref, j’aimerais mieux juger les gens sur les apparences que de savoir leurs vrais problèmes ; ou bien, dans le cas de ceux qui ne communiquent jamais avec Surâme, ce qu’il doit faire pour les empêcher de réaliser leurs pires désirs. Ce n’est pas un fardeau agréable à porter.

— J’imagine, répondit Chveya. Enfin, peut-être pas. Je suis peut-être incapable de l’imaginer. D’ailleurs, je n’essaye même pas, pour l’instant ; j’essaye de me rappeler ce que j’ai raconté à Surâme, les secrets que tu connais.

— Je vais t’en révéler un, Chveya : je sais que de tous les occupants du vaisseau, aucun n’est plus droit ni meilleur que toi, plus aimant, plus respectueux des sentiments des autres. De tous les occupants du vaisseau, aucun n’est aussi en paix avec lui-même, aucun n’ajoute moins au poids de honte et de culpabilité que je traîne partout avec moi. De tous les occupants du vaisseau, Veya, tu es la seule dont j’ai envie d’être toujours intime, parce que tes secrets sont sains et lumineux et c’est pour ça que je t’aime.

— Mes secrets ne sont pas tous sains et lumineux, menteur que tu es !

— Au contraire : les noirs secrets qui te font honte sont si anodins, si touchants que pour moi qui ai vu le mal, le vrai mal à des degrés dont tu n’auras jamais idée, j’espère, pour moi, même tes secrets les plus sinistres, les plus ignobles sont d’un éclat éblouissant.

— J’ai comme l’impression, dit Chveya, que tu cherches à me faire comprendre que tu aimerais m’épouser.

— Comme si ça pouvait être un secret pour toi qui perçois les relations entre les gens, comme tante Hushidh. Et tu viens me parler de viol de l’intimité !

— C’est vrai, je connais ton secret, Okya. » Souriante, elle lui fit face, lui passa les bras autour de la taille et attira ses hanches contre les siennes. « Je sais ce que tu veux ; je sais combien tu m’aimes. Je nous vois liés par des cordes brillantes, si fort que rien ne nous séparera tant que l’un de nous vivra. Tu es mon prisonnier et n’espère pas de pitié de ma part : je ne te laisserai jamais t’évader.

— De tels liens n’asservissent pas, Veya ; au contraire, ils libèrent. Pendant tout le voyage, j’étais en captivité parce que je ne pouvais pas vivre avec toi. Quand nous mettrons le pied sur ce nouveau monde, cet ancien monde, et que je serai lié à toi enfin, au vu et au su de tous, afin que nous puissions commencer notre vie à deux, c’est alors que je serai véritablement délivré.

— Ma réponse est oui, dit-elle.

— Je sais. Je t’ai entendue le dire à Surâme. »

DEUXIÈME PARTIE

Terre !

9

Les Guetteurs

La communauté imposait bien des devoirs à un jeune homme, même déjà marié, fût-ce à une femme aussi remarquable qu’Iguo. À cause de son extraordinaire ascension sociale, on attendait de pTo une réussite en tout, un comportement exemplaire de jeune adulte.

Enfin, peut-être pas toujours. Beaucoup n’espéraient de lui que déception dans le meilleur des cas, scandale au pire. Il était trop jeune ; si Iguo avait épousé un adolescent, c’était uniquement parce qu’Upua, sa grand-mère, avait fait de même avec Kiti. Choisir un homme encore immature était devenu une espèce de tradition de la lignée – et pTo n’était pas Kiti, comme beaucoup l’avaient fait remarquer sans tarder.

« Tu n’es pas Kiti, tu sais, dit Poto, l’autresoi de pTo.

— Ça vaut mieux pour toi, rétorqua pTo : son autresoi à lui est mort l’année où il a créé sa sculpture qui l’a fait choisir par Upua !

— Écoute, tu n’as pas le droit de faire n’importe quoi. On ne te pardonnera rien : si tu es intelligent, on te dira prétentieux ; si tu rates quelque chose, on te dira présomptueux ; si tu te montres aimable, on te dira condescendant ; si tu te veux discret, on te dira hautain.

— Autant faire ce qui me chante, alors.

— N’oublie pas que c’est mon nom que tu couvres de boue. Si tu es fou, que suis-je, moi ?

— La victime impuissante de ma démence, dit pTo. Je veux aller à la tour. »

Du haut d’une branche solide, ils surveillaient un troupeau de dindes grasses ; les bêtes elles-mêmes étaient assez dociles et, de toute manière, trop stupides pour soupçonner le sort qu’on leur réservait. Le danger, c’était les diables qui n’aimaient rien tant que razzier les troupeaux du peuple. Créatures paresseuses, les diables ne travaillaient jamais, sauf pour creuser leurs sales trous dans la terre et excaver le cœur des arbres. Pendant la saison des naissances, ils attaquaient en force et enlevaient parfois jusqu’au tiers des nouveau-nés de l’an – ce qui expliquait que tant de gens aient perdu leur autresoi. Mais le reste de l’année, c’était après le bétail qu’ils en avaient.

« Nous sommes de surveillance, dit Poto.

— Mais nous ne surveillons pas ce qu’il faut, insista pTo. Les Anciens de la tour sont les êtres les plus importants du monde !

— Boboï dit que ce sont nos ennemis.

— Alors, pourquoi l’ancêtre de mon épouse a-t-elle vu le visage d’un Ancien s’ils ne doivent pas devenir nos amis ?

— Pour nous mettre en garde, répliqua Poto.

— Les Anciens connaissent des secrets et, si nous ne nous lions pas avec eux, ils les donneront aux diables. C’est pour le coup que nous les aurons comme ennemis !