— D’abord, il est interdit d’aller les voir, ensuite on compte sur nous ici, et enfin, tu avais beau être jeune quand tu t’es marié, tu n’es pas Kiti ! »
Son autresoi avait raison, pTo le savait. Comme d’habitude. Mais pour rien au monde il ne l’aurait reconnu, parce que s’il n’allait pas se renseigner sur les Anciens, personne ne le ferait. Personne n’en aurait le courage. « Je ne suis peut-être pas Kiti, dit-il enfin, mais je suis le seul à ne pas craindre que toutes les femmes le refusent parce qu’il aura bafoué Boboï et son interdiction d’aller voir les Anciens.
— Tu n’es pas le seul homme marié.
— Tu m’as très bien compris : les plus vieux que moi n’ont pas envie d’y aller voir ; ils sont un peu trop lents, un peu trop gros ; c’est trop dangereux pour eux de s’enfoncer là-bas, au cœur du pays des diables. »
Une dinde se sentit, en dinde qu’elle était, prise de l’impérieuse obligation de s’éloigner dans les buissons et elle s’y précipita soudain en glougloutant. Sans un mot, Poto se laissa tomber de la branche et, faisant du sur-place devant le volatile, se mit à pousser des cris. L’animal s’arrêta et contempla d’un air stupide l’homme qui battait des ailes devant lui. Poto toucha terre puis rebondit aussitôt au-dessus de la dinde en lui donnant au passage un coup de pied à la tête. Elle émit un craillement perçant, fit demi-tour et regagna le troupeau au trot.
Quand Poto le rejoignit sur la branche, pTo ne put se retenir : « Ce que tu viens de faire à cette dinde, Boboï l’inflige à tout le peuple. »
Poto soupira. « Fiche-moi un peu la paix, pTo.
— Je veux te dire que je m’en vais, Poto. Tu es capable de t’occuper seul des bêtes.
— Si on s’en occupe à deux, c’est qu’il faut un homme pour surveiller les dindes et un autre qui surveille le premier pour qu’il ne se fasse pas prendre par surprise.
— Accompagne-moi, alors. Je n’ai pas honte d’avouer que j’ai peur d’y aller seul.
— Moi, j’ai peur d’y aller tout court, et tu ferais bien de m’imiter.
— Eh bien adieu, mon autremoi, mon primesprit. Peut-être Iguo t’épousera-t-elle après ma mort. » Jadis, ils auraient déjà été tous deux mariés avec elle. pTo regrettait parfois que cette tradition n’ait pas perduré.
« Tu délires complètement, dit Poto avec mépris, mais pTo sentit l’émotion qui perçait sous ses paroles cinglantes.
— Ma mort, quand elle viendra, sera de celles que chantent les poètes.
— Mieux vaudrait une existence que tes enfants se rappelleront avec plaisir qu’une mort que les poètes se rappelleront en chantant.
— J’ai du mal à te croire aussi jeune que moi quand tu débites de telles inepties.
— Va-t’en, si tu dois partir. » pTo bondit aussitôt de la branche. Quelques instants après le début de son vol plané, il s’éleva et se mit à tourner au-dessus des frondaisons. Il cria à Poto : « Surveille ton dos, ô modèle d’obéissance !
— Non ! répliqua Poto, furieux pour de bon. Je ne ferai pas ton travail à ta place ! »
Les paroles portèrent, mais pTo ne s’en éloigna pas moins le long de la vallée. Il savait qu’on le verrait et aussi que, malgré les risques minimes que courait Poto si haut dans la combe, on le dirait dénaturé au point de n’avoir pas d’affection pour son frère. Que les gens disent ce qu’ils voulaient : Boboï se trompait, il y avait grand danger à ne pas s’intéresser aux Anciens. Vaille que vaille, pTo les étudierait, découvrirait qui ils étaient, entrerait peut-être même en contact avec eux. Il apprendrait leur langage, deviendrait leur ami et reviendrait auprès des siens avec les secrets d’autrefois. Mieux valait rapporter des connaissances que de simples babioles. Les objets trouvés par hasard et qui appartenaient aux Anciens n’étaient pas nombreux, mais il avait fallu bien des générations pour les rassembler. Et aucun n’avait de valeur, puisqu’on n’en connaissait pas l’usage. Il fallait des connaissances, des secrets qui se transmettent. Mais pas aux diables ; aux hommes.
Ce n’était pas loin. pTo n’était même pas fatigué quand il arriva en vue de la tour. Il l’avait déjà souvent observée, de loin, et toujours avec un sentiment d’émerveillement : qui donc était capable de façonner une chose si lisse et si haute ? Elle brillait comme le soleil sur l’eau et les arbres ressemblaient à des buissons courbés en adoration devant elle.
Pourquoi les Anciens étaient-ils allés habiter chez les diables et non chez les hommes ? Se pouvait-il que ce soient des êtres infernaux et non des envoyés des dieux ? Pourtant, ils n’avaient pas jailli du sol : ils venaient du ciel. Comment pourraient-ils donc appartenir aux enfers ?
Oui, mais ils avaient posé leur tour juste à côté d’un antique territoire forestier à la végétation touffue. Les indices de la présence d’une ville de diables étaient partout : arbres morts se dressant çà et là, dépressions dues à l’effondrement de tunnels abandonnés, et non loin, les collines rocheuses percées de kilomètres de galeries où ils rendaient leur culte cannibale répugnant. Tout cela, les Anciens avaient dû le voir, le savoir, et pourtant ils avaient bâti leur village là où les diables pouvaient les surveiller sans même quitter leurs terriers. Pourquoi, sinon parce qu’ils avaient l’intention de sympathiser avec eux ? D’ailleurs, c’était sans doute déjà fait, il était déjà trop tard.
Mais s’il est vraiment trop tard, je verrai les signes de leur alliance, je me ferai une idée du danger et j’en avertirai les miens. Une fois clairement conscients du péril, ils cesseront d’écouter Boboï. Oui, mais alors nous viendrons ici pour faire la guerre et non pour apprendre, et les Anciens nous frapperont sans doute du haut du ciel avec leur magie. Ils vivent dans une tour dressée sur des fondations de feu. Le plus grand guerrier de notre peuple ne leur ferait pas plus de mal qu’un moucheron.
Il ne faut pas qu’il y ait la guerre. C’est vers l’amitié qu’il faut tendre. Je dois trouver un moyen d’y arriver.
Les diables l’avaient sûrement déjà repéré. La capacité de voler assurait le salut des hommes, mais c’était aussi leur malédiction, de jour en tout cas : ils pouvaient certes bondir dans les airs pour échapper à l’ennemi, mais celui-ci pouvait aussi les voir arriver dans le ciel. La différence entre les deux peuples n’était pas sans conséquences : autant les hommes étaient ouverts et probes, autant les diables sournois et perfides ; les hommes vivaient dans le royaume du soleil et des étoiles, les diables dans celui des lombrics et des asticots. Légers comme l’air, les hommes étaient spirituels, parents des dieux, tandis que les diables, lourds et patauds, étaient terrestres et proches de la pierre.
Mais cela ne changeait rien au fait que, si un diable mettait la main sur un homme, il pouvait lui briser les os comme des brindilles. Pas question, donc, de combat au corps à corps avec eux ; leur lancer un javelot, voilà tout ce qu’on pouvait faire, après quoi il fallait s’enfuir ou mourir. Impossible même de soulever une grosse masse – une pierre, par exemple, pour la laisser tomber sur la tête d’un diable, en tout cas une pierre assez lourde pour faire des dégâts.
Impossible encore de porter son propre enfant quand il était au mauvais âge, trop grand pour qu’on le transporte en vol mais trop jeune pour voler déjà. C’est à cette époque de l’année que les diables attaquaient, et les parents devaient alors affronter un horrible dilemme : lequel des enfants emporter à deux pour le mettre à l’abri ? Certains parvenaient pourtant à revenir à temps pour sauver le deuxième ; d’autres, chanceux, avaient des enfants plus âgés qui ne s’étaient pas encore mariés et pouvaient emmener l’autre jumeau de la paire. C’est ainsi que Poto avait pu survivre, parce que pTo et lui étaient troisièmes-nés. Rares, en effet, les premiers-nés dont l’autresoi était encore vivant.