Les diables l’observaient donc en se demandant ce qu’il faisait là, et en salivant aussi, sans doute, à l’idée de sa chair sous leurs dents. Mais pTo était assez jeune et vif pour ne pas se laisser attraper, et encore assez léger pour se poser au bout de branches sur lesquelles les diables ne pouvaient monter sans les ébranler ; il avait l’oreille encore si fine qu’il pouvait entendre le bruit des doigts en train de creuser l’écorce d’un arbre. S’il tombait dans un piège, il serait en danger, mais il ne risquait rien s’il faisait attention.
Une pensée inquiétante lui vint soudain : tous les hommes et toutes les femmes que les diables avaient capturés avaient dû se dire exactement la même chose, juste avant de comprendre qu’ils s’étaient trompés.
Le village des Anciens était très petit par le nombre des maisons, mais immense par la taille. Leurs demeures étaient monstrueuses ; des arbres entiers avaient été abattus pour construire les murs et les toits, sauf dans le cas de certains bâtiments, composés de substances étranges comme pTo n’en avait jamais vu. Difficile de déterminer la fonction des différents édifices : le plus grand devait servir de dortoir – mais alors, pourquoi n’y en avait-il qu’un ? Les mâles et les femelles célibataires couchaient-ils sous le même toit ? Inconcevable !
Il se choisit un poste d’observation, une branche mince, assez solide pour fournir une bonne impulsion pour l’envol et bien feuillue pour le dissimuler aux yeux des Anciens. Le tronc de l’arbre, qu’il inspecta, était trop fluet pour avoir déjà été évidé par les diables ; il n’avait donc pas à s’inquiéter d’une attaque surprise par une ouverture dérobée. Si un diable voulait l’attraper, il devrait grimper par l’extérieur du tronc et pTo ne manquerait pas de l’entendre.
Sauf s’ils étaient capables de se déplacer en silence, ou d’évider un arbre aussi mince…
Faisant taire ses angoisses, pTo s’installa pour guetter. Il y passa la journée, et au coucher du soleil il avait appris une foule de choses étranges ; la plus étonnante, c’était que tous les adultes paraissaient mariés et que chaque couple vivait dans une maison personnelle. Le grand bâtiment était occupé pendant le jour par deux adultes et tous les jeunes enfants ; à l’évidence, les Anciens leur faisaient l’école. Mais en intérieur ? Séparer les enfants du monde extérieur afin de le leur expliquer, c’était absurde.
Autre chose : tout le monde habitait dans les maisons de bois ; les édifices faits de la bizarre substance lisse ne servaient qu’à entreposer du matériel ou à des fins plus mystérieuses, car on s’y rendait peu et seulement pour y prendre ou y remettre un outil ou quelque autre objet.
Les Anciens gardaient des animaux dans des enclos, mais très peu et singuliers d’aspect : quelques-uns ressemblaient à des chèvres, mais à des chèvres énormes ; d’autres auraient rappelé des vaches, n’eût été leur toute petite taille. Et il y avait des dizaines de loups – ou du moins des bêtes qui aboyaient, qui gémissaient et qui hurlaient comme des loups – et ils couraient librement parmi les Anciens. Ils étaient amis avec les loups ! Mais quelles créatures étaient donc ces Anciens ? Ne craignaient-ils pas pour leurs petits ? Ou bien leurs bébés naissaient-ils doués d’une force peu commune ? Non, non, ce n’était pas ça : pTo voyait certains Anciens en porter sur eux dans des harnais, et les petits avaient l’air complètement sans défense.
D’abord, pTo avait cru – non sans déception – que chaque enfant était unique. C’est seulement en toute fin d’après-midi qu’il s’aperçut que deux d’entre eux étaient identiques et qu’ils avaient les mêmes parents. Ils avaient donc des autresois ! Et pourtant, ces deux-là ne restaient pas toujours ensemble – raison pour laquelle il avait mis si longtemps à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un seul et même enfant. Il se plongea dans ses pensées : parmi tous les enfants, il n’existait qu’une seule paire… Ces Anciens étaient-ils donc des parents poursuivis par une malchance acharnée pour que toutes les autres paires aient été brisées ? Ou bien se pouvait-il que seuls certains des petits naissent par paires et que tous les autres viennent au monde solitaires ? Mais qu’étaient ces êtres, alors ? Des animaux ?
Il aurait le temps d’y réfléchir plus tard. Une fois qu’il aurait appris leur langage, il trouverait peut-être un moyen de poser des questions aussi indélicates. Pour l’instant, il devait se contenter d’observer. Mais il observerait surtout la paire de jumeaux afin de comprendre comment ils parvenaient à vivre leur enfance si souvent séparés. Sont-ils à ce point plus résistants que nous, se demandait pTo, ou bien manquent-ils simplement d’affection véritable l’un pour l’autre ?
Pendant cette journée, il remarqua que la plupart des adultes passaient beaucoup de temps dans de vastes zones dégagées, où ils avaient tracé de nombreuses stries dans le sol, comme s’ils ameublissaient l’argile pour en faire une sculpture géante – quoique la terre fût si friable à cet endroit qu’elle se désagrégerait s’ils essayaient de la façonner. Mais après plusieurs heures passées à observer ce spectacle, pTo comprit enfin que ce sol sillonné devait constituer le premier stade de ce qui menait aux quatre étranges prairies qu’il avait vues près du village, chacune couverte d’une herbe à hauteur différente des trois autres ; là aussi, les racines semblaient pousser en rang. Il existait également d’autres aires où, apparemment, la disposition des plantes ne devait rien au hasard, et dans l’une d’elles, en milieu de journée, certains des Anciens allaient ramasser des melons, les ouvraient et les partageaient entre ceux qui travaillaient.
Tel fut le premier secret que pTo apprit des Anciens : au lieu de se rappeler d’une année sur l’autre où poussaient les meilleures plantes et de prendre soin de laisser une offrande composée de fruits et de racines dans la terre, afin que la Mère donne de nouvelles plantes l’année suivante, on pouvait arracher les offrandes à leur terreau d’origine et les regrouper comme des dindes ou des chèvres, si bien qu’il suffisait d’un nombre réduit d’hommes et de femmes pour les surveiller et s’en occuper tout à la fois. Naturellement, tout danger ne serait pas écarté : les diables n’avaient qu’à repérer une prairie artificielle puis se tapir à l’affût des récolteurs. Finalement, ce secret ne serait donc peut-être pas exploitable. Cela restait à voir.
Mais, plus important, les diables sauraient s’en servir, c’était presque sûr. D’un autre côté, cependant, des hommes, ils auraient pu apprendre sans mal à grouper les animaux pour les protéger des prédateurs et les engraisser ; or, tout ce qu’ils savaient faire, c’était rechercher les troupeaux des hommes et y prélever leur dîme. Sans aucun doute, ils projetaient déjà de voler des fruits et des graines dans les prairies des Anciens. pTo en arrivait maintenant au plus curieux de tout : personne ne surveillait ces prairies. Certes, à tour de rôle, certains enfants se rendaient dans deux d’entre elles, celle où toutes les herbes étaient en train de parvenir simultanément à maturité, et celle où l’on avait tracé des sillons dans lesquels les oiseaux semblaient trouver des graines. Là, les petits guettaient les oiseaux qui faisaient mine de se poser et ils se précipitaient pour les effrayer.
Ils sont à l’affût des oiseaux, mais pas des diables.
Était-ce à dire que les Anciens s’étaient déjà alliés aux diables ? À moins qu’ils ne les aient déjà vaincus et réduits en esclavage ?