À moins encore – était-ce possible ? – que les diables aient fait preuve d’une telle discrétion et les Anciens d’une telle incurie que ces derniers ne se savaient pas espionnés.
Allons donc, les Anciens étaient sûrement capables de repérer, fût-ce en partie, ce que pTo voyait clairement ! Au cours de la journée, il avait aperçu plus d’une dizaine de bandes de diables qui sortaient de terre ou qui émergeaient sur les branches pour regarder ce que les Anciens faisaient. Plusieurs d’entre eux avaient aussi noté sa présence, et il se doutait bien qu’ils projetaient de le capturer ou au moins de le chasser. Les diables étaient rusés, mais pas tant que ça ; les Anciens étaient-ils si peu observateurs ? Mais comment auraient-ils acquis une telle puissance, si leur stupidité les empêchait de remarquer des choses aussi importantes que les affûts des diables, ce qu’ils observaient et les emplacements de leurs pièges ?
Le soleil se couchait.
C’était l’heure, pTo le savait, où les diables allaient déclencher le piège qu’ils avaient passé la journée à lui tendre. Ils profiteraient aussi de la nuit pour espionner les Anciens et les voler. Dans la lumière décroissante, il en voyait déjà s’approcher de la prairie ; pourtant les Anciens ne donnaient pas l’alarme et semblaient se fier à une surveillance tout à fait inadaptée : un seul mâle qui déambulait une lampe à la main (et sans jamais la renverser !). Une lampe ! C’était aberrant ! Autant se promener en criant à la cantonade : « Attention, j’arrive ! Dégagez le chemin, cachez-vous, que je ne vous voie pas ! » pTo entendit un petit bruit de frottement et sa branche frémit. L’espace d’un instant, il fut tenté d’attendre pour exciter le diable, de faire semblant d’ignorer qu’on le chassait. Mais une pensée lui vint alors : il n’y aura peut-être pas d’autre avertissement ; le diable est peut-être plus près que je ne l’imagine ; et si je reste ici une seconde de plus…
Et comme il bondissait vers le ciel, un sifflement de déception retentit juste derrière lui, si fort et si proche qu’il crut sentir l’haleine du diable sur sa nuque. C’est comme ça qu’on se fait tuer, se dit-il : on attend un tout petit peu trop avant de s’envoler.
Il piqua vers le sol, puis remonta suffisamment pour planer quelques instants. Il se sentait courbatu d’être demeuré sans bouger toute la journée. S’il avait pu se suspendre à sa branche par les mains et les pieds, ç’aurait été plus confortable, mais il aurait alors couru le risque de s’endormir. Non, c’était le prix à payer pour être resté debout tout le jour, immobile ; toutefois, d’après ce qu’il avait vu des Anciens, il se demandait si tant de prudence était bien utile. Il aurait sans doute pu danser la gigue en chantant à tue-tête sans qu’ils le remarquent seulement.
Les diables devaient avoir envahi les prairies des Anciens, maintenant, mais, malgré le danger, il fallait qu’il essaye de recueillir des échantillons de ces herbes qui poussaient si uniformément. S’approchant du champ le plus avancé, il constata l’extrême péril auquel il s’exposait : les tiges des plantes, trop faibles pour supporter son poids, étaient en revanche assez hautes pour gêner son envol. Comble de malchance, le bruissement qu’elles émettaient sous la brise l’empêcherait d’entendre les diables en mouvement dans les herbes. Quant à se poser au sol, ç’aurait été du suicide : tous les diables cachés dans la végétation avaient dû le repérer, même si ce n’était pas réciproque ; il risquait d’atterrir à quelques empans de l’un d’eux, et il ne le saurait qu’à l’instant où les mains puissantes se refermeraient sur ses jambes ou sur ses bras, ou lorsqu’elles déchireraient la membrane coriace mais fine de ses ailes.
Il redoutait de se poser et pourtant il le fit, car il ne voulait pas rentrer sans un trophée. Les secrets qu’il avait appris, voilà ce qui présentait le plus de valeur, il le savait, mais il affronterait plus aisément les critiques de Boboï s’il avait un objet concret à présenter. Il atterrit donc et, sans perdre de temps, il se mit à briser des tiges aussi près du sol que possible, sans même jeter un coup d’œil autour de lui : il n’aurait rien vu, de toute façon. S’il se trouvait un diable à proximité, il était condamné, coup d’œil ou non ; et s’ils se tapissaient plus loin, il leur donnerait simplement le temps de se rapprocher pendant qu’il chercherait à les repérer dans les herbes impénétrables.
Combien de tiges ? Une. Deux. Trois. Il fallait quelques secondes à chaque fois pour casser la hampe et la déposer à côté des autres ; de combien de secondes disposait-il ? Quatre. Cinq. Et combien de plantes lui fallait-il ? Six. Sept. Étaient-elles mûres ? Ou n’allait-il rapporter que des herbes immatures, sans valeur de preuve ? Huit. Neuf.
Assez. Terminé. Maintenant, s’envoler.
Attrapant les herbes d’un pied, il se ramassa, puis se projeta en l’air de toutes ses forces. Une fois au-dessus des plantes, il dut ouvrir complètement ses ailes et battre l’air avec violence pour s’élever. Durant un terrifiant instant, il ne parvint qu’à se déplacer horizontalement, au niveau de la tête des tiges, sans pouvoir prendre de hauteur. En dessous de lui, des yeux – quatre, six, huit – brasillaient à la clarté de la lune et des formes bondissaient sur son passage. Si elles avaient été plus grandes, ou pTo plus lent, il gésirait déjà parmi les plantes, déchiqueté, son corps emporté par petits bouts dans les terriers des diables qui se le partageraient avec leurs immondes femelles mangeuses de terre.
Mais les silhouettes n’étaient pas assez grandes, pTo était rapide, et il finit par s’élever ; il se dirigea vers le village des Anciens. Il devait toucher un des bâtiments qui n’étaient pas en bois ; mais là, les risques étaient bien moindres : aucun diable ne s’était introduit dans le périmètre des maisons et l’Ancien à la lampe ne l’apercevrait probablement pas. De plus, comme il se poserait sur le toit, rien n’empêcherait son envol.
Le matériau s’enfonça légèrement sous lui. Obligé de se maintenir en place à l’aide de son seul pied libre, il dut se servir de ses mains pour toucher le toit. Il était tissé comme un nid provisoire, comme un panier, sauf qu’il s’agissait d’un tissage extraordinairement fin et serré ; même l’eau ne devait pas le traverser. Quant aux fibres, il n’avait pas la moindre idée de leur composition. Elles brillaient sous la lune. Pourquoi les Anciens tuaient-ils des arbres pour construire leurs maisons alors qu’ils étaient capables de tisser un toit d’une telle finesse et d’une telle perfection ?
Une dernière tentation, après la maison lisse : il alla se poser au pied de la tour et la toucha. C’était complètement différent de la maison tissée ; la paroi ne s’enfonçait pas du tout. On aurait dit de la pierre, en moins froid. Quand il y donna un petit coup de ses phalanges repliées, il y eut un léger tintement, comme en produisaient certains des objets que renfermait le trésor des Anciens, au village. Une vérité restait donc acquise : ils mettaient de la musique dans tout ce qu’ils fabriquaient.
Un son le fit sursauter ; cela ressemblait à une voix, mais en plus puissant et en plus grave. Dans son alarme, il s’envola sans réfléchir. C’est seulement une fois en l’air qu’il prit le temps de revenir voir qui avait parlé. C’était bien une voix qu’il avait entendue : celle d’un Ancien, un mâle. Comment avait-il réussi à s’approcher aussi discrètement ? Les Anciens étaient bruyants en tout, comme les sourds. Celui-ci criait aussi comme s’il était sourd, d’une voix tonnante. Et malgré tout, il s’était déplacé en faisant si peu de bruit que…
… qu’il n’avait évidemment pas dû se déplacer du tout. Il devait être assis dans l’ombre de la tour, tout simplement, dès avant l’arrivée de pTo. Qu’avait-il vu ? Avait-il remarqué les épis volés ? Allait-il se mettre en colère ? Ce chapardage allait-il faire des Anciens les ennemis des hommes ?