C’était mal de ma part de lui en vouloir ainsi, se disait Kiti. C’est pour ça que mon autresoi m’a été enlevé, que lorsque l’orage nous a surpris dehors, c’est kTi dont Vent a décroché les pieds et les doigts de la branche, kTi qui s’est fait emporter au ciel pour y voler avec les dieux. Kiti, lui, n’en était pas digne et sa prise sur l’arbre ne s’était donc pas relâchée avant le départ de Vent, comme si Vent voulait lui dire : Tu as été jaloux de ton autresoi, alors je vous ai séparés pour te montrer que sans lui tu n’es rien.
Voilà pourquoi Kiti avait l’intention de sculpter le visage de son autresoi, et pourquoi, finalement, il en fut incapable. Car représenter le visage de kTi, c’était représenter le sien, et dans sa profonde indignité, il ne l’aurait pas supporté.
Pourtant, il fallait bien qu’il réalise une œuvre. Déjà sa salive coulait à flot pour humidifier l’argile, la lécher, la lisser, donner une patine brillante à la sculpture achevée. Et s’il ne faisait pas le portrait de son autresoi, si peu de temps après la mort de kTi, ce serait un scandale. On croirait qu’il manquait d’affection naturelle ; les dames s’imagineraient qu’il n’aimait pas son frère et ne voudraient pas de sa semence dans leur famille. Il ne trouverait qu’une simple femme pour lui proposer l’union ; et lui, pris par la fièvre de l’argile, il accepterait avec empressement, elle porterait ses enfants et il passerait ensuite les années à les regarder en se disant que s’il avait engendré d’aussi vils rejetons, c’était parce qu’il n’avait pas pu se résoudre à sculpter le visage de son bien-aimé kTi.
Mais je l’aimais ! se répétait-il. De tout mon cœur, je l’aimais ! Ne le suivais-je pas partout ? N’ai-je pas remis plusieurs fois ma vie entre ses mains ? Ne l’ai-je pas sauvé à mon tour chaque fois que son impétuosité l’exposait au danger ? Et ne l’ai-je pas pressé de s’en aller : « Un orage arrive, trouvons un abri, il faut nous protéger, qu’importe que nous trouvions ce chemin-à-diable ce vol-ci ou le prochain, demi-tour, demi-tour ! » Mais il n’a pas voulu, il ne m’a pas plus écouté que si je n’existais pas, que si je n’étais rien, comme si je n’avais pas le droit de décider de ma survie, sans parler de la sienne !
L’argile s’assouplissait, s’agglomérait et commençait à se fluidifier entre ses doigts, mais c’étaient autant les larmes que la salive qui l’humectaient. Ô Vent, tu as pris mon autresoi et je ne trouve plus ses traits dans l’argile. Donne-moi une forme, ô Vent, si j’en suis digne ! Ô Maïs, si je dois t’apporter des filles pour s’occuper de tes champs, donne le savoir à mes doigts si mon esprit est éteint ! Ô Pluie, coule avec ma salive et mes larmes et fais vivre l’argile sous mes mains ! Ô Terre, mère au feu profond, rends mes os sages, car un jour ils te reviendront ! Permets-moi de tirer d’autres os, de jeunes os, des os d’enfants de ton argile, ô Terre ! Permets-moi de déposer de jeunes ailes entre tes mains, ô Vent ! Permets-moi de créer de nouvelles graines de vie pour toi, ô Maïs ! Laisse-moi te faire goûter de nouveaux buveurs d’eau, de nouveaux pleureurs, de nouveaux sculpteurs, ô Pluie !
Mais malgré ses supplications les dieux ne firent naître aucune forme sous ses doigts.
Les larmes l’aveuglèrent. Devait-il renoncer ? Devait-il s’envoler dans le ciel de la saison sèche, chercher un village éloigné qui voudrait d’un homme solide, sans espoir de revoir Da’aqebla ? Ou bien devait-il se laisser aller davantage au désespoir, lâcher l’argile qu’il tenait et rester là, sur la rive, à découvert, pour que les diables constatent qu’il n’avait pas de sculpture en lui ? Alors, ils l’emporteraient comme un nourrisson dans leurs cavernes et le dévoreraient vif, si bien que dans son agonie il verrait la reine des diables lui manger le cœur. C’est ainsi qu’il devait finir, au fond de l’enfer, parce qu’il ne méritait pas d’être emporté au ciel par Vent. Tout l’honneur reviendrait à kTi, qui n’aurait pas à le partager avec son ignoble autresoi.
Cependant, ses doigts s’activaient sans qu’il pût voir ce qu’ils façonnaient.
Et tandis qu’ils s’agitaient, il cessa de pleurer sur son indignité, car il s’était aperçu qu’une forme avait finalement pris naissance sous ses doigts. Elle lui était donnée d’une façon qu’il ne connaissait jusque-là que par ouï-dire. Enfant, quand il jouait à la sculpture avec les autres garçons, il était toujours le plus doué, mais jamais il n’avait senti les dieux s’emparer de ses mains. Ce qu’il façonnait alors ne provenait que de son esprit et de ses souvenirs.
Mais voici qu’il ignorait ce qui se créait par son intermédiaire, du moins au début. Pourtant, son chagrin s’apaisa bientôt, ses craintes disparurent, ses yeux s’éclaircirent et il vit. C’était une tête. Une tête étrange qui n’était ni celle d’une personne, ni celle d’un diable ni celle d’aucune créature que Kiti connût. Le front était haut, le nez pointu, sans poils, lisse, les narines ouvertes vers le bas. À quoi pouvait bien servir un tel museau ? Les lèvres étaient épaisses et la mâchoire extraordinairement puissante, le menton projeté en avant comme s’il disputait au nez le privilège de mener cet être en avant dans le monde. Les oreilles arrondies étaient plantées sur les côtés du crâne. Mais quelle créature suis-je donc en train de fabriquer ? Pourquoi pareille laideur naît-elle entre mes mains ?
Et soudain la réponse jaillit dans son esprit : C’est un Ancien !
Ses ailes se mirent à trembler cependant que ses mains continuaient, fermes et sûres, à sculpter les détails du visage. Un Ancien ! Mais comment le savait-il ? Personne n’en avait jamais vu. De temps en temps seulement, dans une caverne retirée, on découvrait une relique incompréhensible de l’époque où ils vivaient sur Terre. Da’aqebla, pourtant un des plus vieux villages, ne possédait que trois de ces reliques. Oserait-il dire aux dames que cette tête grotesque, difforme, était celle d’un Ancien ? Elles se moqueraient de lui ! Ou plutôt, elles s’indigneraient qu’il pût les imaginer assez stupides pour croire une affirmation aussi farfelue. Comment juger ta sculpture si nul n’a jamais vu ce que tu façonnes ? Tu aurais mieux fait de laisser ta glaise en boule informe et de dire que ça représentait un caillou de la rivière !
Malgré les doutes qui le tenaillaient, ses mains et ses doigts s’activaient toujours. Il sentait, sans savoir comment, qu’il devait y avoir des poils sur le ressaut osseux au-dessus des yeux, que la fourrure du crâne devait être longue, qu’il devait se trouver sous le nez une dépression qui menait à la lèvre. Et quand il eut fini, il ne comprit pas comment il le savait. Il contempla le résultat et en fut épouvanté : c’était laid, bizarre et trop grand. Et pourtant c’était ainsi qu’il le fallait.
Que m’avez-vous fait, ô dieux ?
Il était encore plongé dans la contemplation de la tête de l’Ancien quand les dames apparurent dans le ciel avant de piquer sur la berge. Ceux dont les sculptures avaient déjà été examinées se trouvaient un peu à l’écart. Kiti les connaissait tous, naturellement, et devinait sans mal à quoi ressemblaient leurs œuvres. Quelques-uns étaient mariés et, comme leurs dames étaient unies à eux pour la vie, leurs sculptures ne participaient pas au concours. D’autres étaient des jeunes, comme Kiti, qui proposaient leur travail pour la première fois – et d’après leur vague air de chien battu ils n’avaient pas produit l’impression espérée. Cependant, la fièvre de l’argile les tenait tous et c’est à peine s’ils le regardaient, lui ou sa sculpture : ils n’avaient d’yeux que pour les dames.