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« C’est à nous qu’il adresse des prières, maintenant, annonça Oykib.

— Ah, très bien, déclara Shedemei. Nous n’allons pas tarder à devenir les dieux de tout le monde.

— Il dit que si nous voulons déchirer les ailes de quelqu’un, que ce soient les siennes et non celles de son autresoi.

— Pourquoi dit-il ça ? demanda Chveya. Il nous croit en colère ?

— Comment savoir ce qu’il pense ? répondit Luet. Je vais essayer de lui démontrer le contraire. »

Elle s’agenouilla et, dans cette position, s’approcha de l’ange. « Poto », dit-elle en pointant le doigt sur lui.

Il lui tourna le dos et déploya ses ailes, pas entièrement mais assez pour que les membranes pendent librement devant elle.

« Touche-les, suggéra Shedemei. Très doucement. Elles sont solides, mais j’ignore si elles sont sensibles ou non. »

Luet tendit la main et caressa délicatement la peau des ailes. Sans poil, lisse, on aurait dit du cuir de cordonnier, mais en beaucoup plus élastique et léger.

L’ange paraissait attendre qu’elle continue, mais comme rien ne venait, il se retourna vers elle.

« Poto », répéta Luet. Et elle lui tendit de nouveau la main, ouverte cette fois, paume en l’air.

Il contempla la main, puis regarda les Anciens l’un après l’autre dans l’espoir de trouver un sens à ce geste. Peut-être en découvrit-il un qui leur échappait complètement, ou peut-être décida-t-il d’en inventer un de son propre chef. Toujours est-il qu’il finit par s’incliner jusqu’à poser sa joue sur la paume. Comme si elle l’avait prévu, Luet vint placer doucement son autre main sur la joue opposée ; elle resta ainsi un instant, puis enleva sa main.

À mi-voix, l’ange se mit à parler, non pas à elle mais à son jumeau.

« pTo, elle s’est faite ma tante ! Elle m’a pris entre ses mains, je te le jure, et sur le côté !

— Oh, Poto, je souhaite que ce même don échoie à tout notre peuple ! » répondit pTo, sur le lit derrière lui.

« Celui qui est couché forme le vœu que tous les siens puissent jouir de la même bénédiction de la part des Anciens, traduisit Oykib.

— Parfait ! dit Shedemei.

— Pas tout à fait, répliqua Luet. Je refuse que nous devenions les dieux de ces gens. »

Et là-dessus, elle s’inclina devant l’ange, la tête offerte à ses mains.

« Que faire, pTo ? s’écria Poto avec angoisse. Elle courbe la tête comme devant un père, sans même la tourner de côté !

— Si l’Ancienne veut que tu deviennes son père, accepte ! répondit pTo. Ne la contrarie surtout pas ! Ils sont effrayants quand ils sont en colère !

— Mais je ne peux pas devenir son père, protesta Poto. Ce n’est pas bien !

— Si, c’est bien. Elle n’a plus de père. Il est mort.

— Et qu’en sais-tu, Ailes Brisées ?

— Il est mort, Poto, je le sais. Je l’ai vu en dormant. Je l’ai vu en rêve.

— Allons ! Tu n’as même pas vu le visage de l’Ancienne agenouillée devant moi !

— Elle aussi, je l’ai vue, et tous les autres. » C’était la vérité. Ce souvenir était resté inconscient jusqu’à cet instant où il en avait besoin, et soudain tout lui revenait. Il avait vu tous les Anciens dans ses rêves, même le furieux ; mais alors il paraissait paisible, entouré de petits, de ses enfants. Et à la voix, il reconnaissait l’Ancienne à genoux : il l’avait vue portant ses deux premiers-nés à lui sur ses épaules. « Un jour, elle se tiendra au milieu d’une prairie près du village, avec mes enfants sur les épaules.

— Très bien, dit Poto. Je la prends comme nièce.

— Comme fille, rectifia pTo. Elle est orpheline de père. Désormais, tu le remplaces.

— Mais je ne suis pas marié ! gémit Poto. Quelle femme voudra m’épouser si du même coup elle doit devenir la mère d’une Ancienne ?

— Celle qui doit être ton épouse et aucune autre, répliqua pTo. Une Ancienne te choisit comme père et tu t’inquiètes de ton mariage ? Te sens-tu donc seul à ce point, mon cher autresoi fou ? »

« Ils ont l’air perdus, murmura Luet.

— Ne bouge pas, dit Oykib. Je perçois en partie ce dont il s’agit. Je crois qu’en prenant son visage entre tes mains, tu l’as en quelque sorte apparenté à toi. Tu l’as pris sous ta protection. Et maintenant, tu lui demandes de t’adopter à son tour comme parente.

— Hum, fit Luet. Ce n’est peut-être pas une bonne idée.

— Accepte, intervint Shedemei. Reste où tu es et laisse-le décider. »

Ils se turent. Soudain Poto ouvrit grand ses ailes et, au lieu de les placer de part et d’autre du visage de Luet, l’en enveloppa tout entière. Elle sentit la membrane légère comme de la plume se refermer sur elle. Un geste brusque d’un bras et, elle le savait, cette peau se déchirerait ; elle savait aussi que ce serait son anéantissement, non pas à la créature, mais à elle-même.

« Il prie pour être un bon père, dit Oykib.

— Un bon père ? répéta Luet.

— Il espère qu’il saura remplacer ton ancien père qui est mort très loin d’ici.

— Comment ? s’exclama Chveya. Mère, mais comment peut-il savoir ça ?

— Il dit qu’il ne mourra pas, sauf pour te défendre contre les diables affamés. J’imagine que ça fait partie des formules rituelles d’adoption ; sauf que tu n’es pas un enfant.

— Comment dit-on “père” dans sa langue ? demanda Luet.

— Hum… Je crois que… Non, voyons s’il le répète et si je réussis à…»

L’ange prononça encore quelques mots.

« Bet, fit Oykib.

— Pardon ? dit Chveya.

— Le mot, c’est “bet” ; la traduction de “père”. »

Quand l’ange la libéra, Luet s’assit sur les talons et le regarda dans les yeux. « Poto », articula-t-elle en pointant le doigt sur lui. « Bet. » Puis, en se désignant elle-même : « Luet. »

« Que dit-elle ? demanda Poto. Ce doit être son nom, mais je ne comprends pas le son ; il est trop bizarre.

— U-ett, dit pTo.

— Non, il y a quelque chose devant. Pas un son de diable, mais comme une torsion de la musique. Wu-ett. Yu-ett. »

« Écoute-le, il essaye de prononcer ton nom, expliqua Oykib. Ils ne doivent pas connaître le son l.

— Wuet, c’est une bonne approximation », répondit l’intéressée. Elle hocha la tête pour indiquer que le nom tel que Poto le prononçait lui convenait. « Wuet », dit-elle en se montrant encore une fois du doigt. Puis en indiquant l’ange : « Poto. Bet Poto.

— Potobet, corrigea l’ange.

— Potobet. »

Il pointa le doigt sur elle. « Wuetigo.

— Wuetigo », répéta-t-elle en se désignant elle-même.

Comme elle, l’ange hocha la tête – mais chez lui, c’était un mouvement excessif, maladroit. Ce ne devait pas être sa façon habituelle de manifester son agrément, pourtant il avait appris la coutume des Anciens et l’appliquait. « Bravo ! » dit Luet.

Puis, montrant le lit où reposait l’autre ange, elle demanda : « Po-to ?

— pTo, répondit Poto.

— pTo.

— pTobet, ajouta l’ange.

— Ah ! s’exclama Shedemei. Si l’on est adopté par l’un, l’autre devient père aussi.

— Ç’a l’air d’être quelque chose, la gémellité, dans leur culture », dit Oykib.

La voix du blessé s’éleva : « Wuetigo. » Puis, à la surprise générale, il articula avec un gros effort : « Luetigo. »