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Tout le monde éclata de rire et applaudit avec ravissement. Les anges parurent d’abord effrayés ; puis, voyant que les applaudissements s’accompagnaient de hochements de tête, Poto se mit à claquer des mains lui aussi.

Nafai revint sur ces entrefaites, suivi d’Issib et de Hushidh. « J’ai raté quelque chose ? demanda-t-il.

— Non, pas grand-chose, répondit Luet. Je te présente mes pères adoptifs, Poto et pTo. Mais je dois les appeler Potobet et pTobet parce que je suis leur fille. Et eux, ils m’appellent Luetigo.

— Ça signifie que tu es leur tante, indiqua Oykib. C’est toi qui les as adoptés la première, n’oublie pas. Celui qui est couché, peu-to…

— pTo, corrigea Chveya.

— … bref, celui qui est blessé, il t’est très reconnaissant, parce qu’après leur avoir fait l’honneur de les prendre pour neveux, tu leur as fait l’honneur encore plus grand de leur permettre de devenir tes pères. C’est très important pour eux. Et c’est définitif, si je comprends bien.

— Exact, dit Luet. Tu le vois aussi, non, Chveya ?

— Tu fais désormais partie de leur vie, Mère. Tu es de leur famille et leur lien avec toi équivaut au mien. Ils ne plaisantent pas ; pour eux, ça n’a rien d’une simple formalité.

— À leurs yeux, ajouta Oykib, ça veut dire que tous les Anciens seront amis avec le… le peuple, les anges… pour toujours.

— Tant mieux, dit Nafai. J’ai l’impression que nous partons sur de bonnes bases. Maintenant, laissons-les un peu seuls. Ferme la pharmacie à clé, Shedemei, et éloignons-nous quelques heures.

— Les blessures de l’ange vont se réveiller.

— Tu ne peux pas lui administrer quelque chose qui ne l’endorme pas ?

— Si, répondit la généticienne. Mais son jumeau va-t-il me laisser faire ? »

De fait, Poto se montra réticent ; mais quand Luet s’inclina devant lui, les mains tendues en signe de supplication, il parut comprendre que l’instrument que tenait Shedemei ne recelait aucun danger. Elle l’appliqua sur le tibia de pTo, puis ils se retirèrent.

« Ils nous font confiance, dit pTo.

— Ou alors, nous sommes prisonniers tous les deux, répliqua Poto.

— Mets-les à l’épreuve, dans ce cas. Essaye de sortir. Ils te laisseront faire, je le sais.

— Je ne partirai que lorsque tu pourras m’accompagner.

— Dans ces conditions, nous sommes bel et bien prisonniers. Mais ce sont mes blessures qui nous retiennent et non les Anciens. »

Poto était remonté sur le lit et il examinait les sutures de son autresoi. « pTo, dit-il d’une voix stupéfaite, ta déchirure à l’aile… elle est en train de guérir !

— C’est impossible ! Un lacéré ne guérit jamais ! C’est de la viande à diable !

— Pourtant, c’est vrai ! Les bords se sont réunis et une cicatrice se forme au milieu, comme sur de la peau-à-fourrure. Les Anciens ont le pouvoir de guérir le cuir !

— Ah, Poto, qui pourrait désormais soutenir que j’ai eu tort d’aller voir les Anciens ?

— Boboï, répondit Poto avec une grimace.

— Et toi, que penses-tu ?

— Moi, je pense que mon autresoi a ouvert la voie. Je pense que sans ton courage, ton audace et ta désobéissance, le peuple n’aurait pas connu les Anciens. Maintenant, ce sont nos amis ; l’une d’eux est notre tante, et nous sommes ses pères. »

Pour Elemak, apprendre la langue des fouisseurs, c’était comme revenir à sa jeunesse, à l’époque où il bravait les dangers de la piste pour mériter sa place d’héritier de son père. Il avait de la facilité, alors, et il s’instruisait auprès des hommes dont il louait les services, des guides, des aubergistes dans les villes qu’il traversait. Au début, il avait eu du mal, mais peu à peu il avait discerné des récurrences, des schémas identiques entre langues. Le bojotz ressemblait au cilme, sauf que tous les sons « b » devenaient « p » et les voyelles allongées des diphtongues avec un « u » final. Il suffisait d’attraper le truc pour articuler, de se méfier de certains mots qui n’avaient pas le même sens d’un dialecte à l’autre (« olpoic » ne signifiait pas « maison » en bojotz, et mieux valait ne pas demander à voir l’« olpoic » d’un homme sous peine de finir sous son poignard), et on pouvait se débrouiller. Après de nombreux voyages, Elemak avait acquis tant d’aisance que, tout en s’enorgueillissant de ses talents de linguiste, il n’en faisait plus grand cas.

Et voici qu’aujourd’hui, déshérité par son père, sans le moindre espoir d’explorer librement le monde – un monde de toute façon dépourvu de cités intéressantes –, répudié par son épouse devant toute la population humaine de la planète, il en était réduit à étudier le langage d’une race de taupes hypertrophiées !

Mais ça ne faisait rien ; même s’en faire enseigner les rudiments par Oykib lui était égal. Frère de Nafai peut-être, ce n’était pas Nafai lui-même. De fait, en d’autres circonstances, il aurait pu devenir le frère que n’avait pas été Issib à cause de son infirmité : éveillé mais pas grande gueule, obéissant mais prêt à prendre des initiatives, courageux mais pas écervelé, assuré mais pas vantard. Elemak aimait bien Oykib et il regrettait de percevoir chez lui une méfiance et une crainte si claires à son égard. C’est vrai, il l’avait un peu bousculé dans la bibliothèque du vaisseau ; mais c’était un coup de colère. Inutile d’essayer de lui expliquer qu’il n’en avait que contre Nafai, contre sa trahison ; inutile aussi de lui passer de la pommade en lui expliquant que si Nafai, une fois, rien qu’une, s’était montré susceptible de ressembler à Oykib, ils auraient été amis. Elemak devait se contenter d’apprendre la langue des fouisseurs de sa bouche, de l’aider à démêler les problèmes qu’ils rencontreraient, à chercher des règles et des principes récurrents.

Car il y en avait. Les schémas des langues d’Harmonie ne s’appliquaient pas, naturellement, puisque celle des fouisseurs avait évolué séparément, sans antécédents humains. Mais on y retrouvait des constantes universelles : des façons d’envisager la notion de temps telles que la parole puisse exprimer le passé, le présent et le futur, la cause et l’effet, le motif et l’intention ; acteurs et actions obligeaient une langue à inventer, à sa manière propre, les noms et les verbes. Et très vite – presque aussi vite que dans sa jeunesse – Elemak sentit la langue, sa mélodie sous-jacente. Quand ils se rendaient à l’orée de la forêt pour converser avec les observateurs placés là, il voyait nettement qu’ils appréciaient sa façon de parler, le son de sa voix, le fait qu’un des dieux parvenait à maîtriser leur langue.

Oykib était un peu jaloux, il s’en rendait bien compte. N’était-ce pas lui le professeur, à l’origine ? Et voici qu’au bout de quelques semaines, c’était Elemak qui lui apprenait, sinon le sens des mots, du moins la grammaire et la prononciation, bref l’usage idiomatique de la langue. Mais quand Oykib aurait-il pu acquérir la même aisance ? Il découvrait sa première langue étrangère alors qu’Elemak en était à sa cinquantième ! Il fallait d’ailleurs reconnaître qu’Oykib n’avait que des éloges pour le talent d’Elemak ; aucune réticence non plus à ce renversement de leurs relations, aucune volonté obstinée de s’accrocher à son rôle de précepteur. Ah, si seulement Nafai avait su aussi bien se dominer…

Enfin, l’heure vint où il se sentit assez sûr de lui pour tenter de communiquer avec les otages. Sur les neuf d’origine, quatre avaient été relâchés : les soldats qui avaient failli, sur l’ordre du roi-guerrier, exécuter les ravisseurs. Ceux-ci, par contre, étaient toujours prisonniers, ainsi que, plus important encore, Fusum, le fils du roi du sang, l’auteur de la machination. « Il faut le gagner à notre cause, avait dit Volemak. Je veux que ce soit lui qui apporte la culture humaine aux fouisseurs parce que c’est lui qui a cherché à nous abattre. Son amitié est celle qui compte le plus. »