Elemak devait donc s’en faire un ami. « Mais je le ferai à ma façon, Père, ou bien pas du tout.
— Et quelle est ta façon ?
— Fusum est un homme violent et colérique, Père.
— Il faut donc lui enseigner une manière différente de se conduire.
— Mais d’abord, il s’agit de bien établir qui est l’enseignant ; ensuite seulement on pourra lui apprendre comment se conduire autrement. »
Volemak était dubitatif, mais il finit par céder. « Mais ne lui fais pas de mal, Elya, rien qui puisse aggraver son inimitié envers nous. »
Non, Elemak ne lui ferait rien. Rien d’irréparable, en tout cas. Et en échange de cette promesse, il avait par ailleurs carte blanche. Et personne pour l’observer.
Sauf qu’au début il ne pourrait voir Fusum et les autres fouisseurs qu’à l’intérieur du vaisseau, où il resterait sous l’œil de l’ordinateur, cette machine qu’on persistait à nommer Surâme alors qu’elle possédait à peine une infime fraction des pouvoirs du véritable Surâme d’Harmonie. Eh bien, soit, qu’elle surveille ; qu’elle fasse ses rapports à Volemak, à Issib et à Nafai : il n’y aurait pas de secrets à espionner. D’ailleurs, Nyef et Issya étaient très occupés avec leurs petits volatiles jumeaux. De sales bestioles, ça, avec des os comme des brindilles ; mais ils étaient si jolis en vol, et puis, maintenant qu’ils avaient fait copain-copain avec la greluche de Nafai, ils faisaient partie de la famille. Naturellement, Nafai était trop bête pour comprendre que s’allier à des faibles n’avait aucun intérêt ; les anges ne servaient à rien. « Viandes-du-ciel », les appelaient les fouisseurs. Du point de vue d’Elemak, s’ils n’avaient pas encore été exterminés, c’est uniquement parce que les fouisseurs désiraient préserver l’approvisionnement régulier de leur mets favori. Du ragoût intelligent, voilà ce qu’étaient les anges, du civet volant, et c’était avec ça que Nafai et Issib étaient en train de se lier !
Je vous en prie, Père, surtout ne m’obligez pas à rester ici pour entrer en contact avec les plus forts, les plus courageux, les plus volontaires parmi les fouisseurs les plus agressifs ! Parfois, Elemak avait du mal à se retenir d’éclater de rire : les manœuvres sinueuses de son père pour instaurer la paix étaient en train de mettre en place un avenir où Elemak serait le spécialiste des seules créatures intéressantes de la Terre, en même temps que Nafai celui de leurs proies minables, stupides et sans caractère !
Elemak s’adressa d’abord à Oykib. « Je vais me mettre à travailler dès maintenant avec les otages. Il faudra que je te voie tous les jours pour comparer ce que j’aurai appris sur leur langage et leur culture avec ce que tu auras observé chez les fouisseurs libres, sous terre. »
Oykib accepta sans suggérer un instant qu’il préférerait éventuellement faire équipe avec Elemak à bord du vaisseau. Un brave gosse, merveilleux.
Puis il alla trouver Shedemei. « Réveille les quatre ravisseurs d’abord, lui dit-il. Je veux m’exercer avec eux en premier, apprendre, les écouter parler entre eux, et dans des conditions que je maîtrise entièrement pour qu’ils ne risquent pas de s’évader si mes questions leur déplaisent.
— Ils ont beaucoup de force, l’avertit Shedemei. Beaucoup plus que tu ne l’imagines peut-être.
— Au contraire, je l’imagine très bien. C’est pourquoi je ne me laisserai pas surprendre.
— Il vaut peut-être mieux que tu ne restes pas seul avec eux, voilà ce que je veux dire.
— Et moi, je pense qu’il vaut mieux qu’ils n’aient pas une seule seconde l’impression de me faire peur. J’ai affronté des hommes bien plus dangereux que ça – des hommes venus de cultures dont j’ignorais tout jusqu’à ce qu’ils se dévoilent par leurs actes. Ça, c’est mon domaine. Je ne te donne pas de conseils en génétique, n’est-ce pas ? »
Mortifiée, Shedemei réveilla les quatre ravisseurs l’un après l’autre. Elemak fit en sorte que le premier visage qu’ils voient en sortant du sommeil fût le sien ; il se fit également un devoir ensuite de les bousculer rudement et sans arrêt. Il leur fit sentir sa poigne en les propulsant par l’épaule dans les couloirs du vaisseau ; il les poussa l’un après l’autre par la cheville en haut de l’échelle qui menait au pont qu’il s’était réservé, tout ensemble école, table de négociations et prison.
Il passa quatre semaines avec eux à en apprendre le plus possible : des mots nouveaux chaque jour, naturellement, et des règles de grammaire de plus en plus complexes, qu’il répétait scrupuleusement à Oykib le soir, une fois les fouisseurs remis sous clé. Mais il apprit aussi à connaître leur culture, l’organisation de leur société souterraine, le rôle du roi du sang, le très-saint qui faisait entrer les jeunes dans l’âge adulte et bénissait le festin de bébés viandes-du-ciel, en prenant soin d’octroyer un grand mérite aux hommes qui avaient tué proprement et le summum de l’honneur à ceux qui avaient rapporté leurs proies vivantes, estropiées mais non sanglantes. Le roi-guerrier formait les jeunes gens à combattre, à se déplacer sans bruit, à tuer, il choisissait leurs officiers, les emmenait chasser grandes et petites proies, mais c’était le roi du sang qui conférait tous les honneurs, qui décidait parmi les hommes qui était noble et qui n’était rien.
Mufrujuuj était un vaillant roi-guerrier, mais certains disaient qu’il avait fait une erreur en épousant Emiizem. Il n’y était pour rien, bien sûr : on l’y avait forcé ; et ce n’était pas sa faute si les rêves qu’elle faisait et les voix qu’elle entendait l’avaient fait reconnaître mère des cavernes et maîtresse de la cité souterraine. Mais c’est précisément la force de son épouse qui l’avait affaibli ; il se rendait trop souvent à ses avis, il l’écoutait, elle, alors qu’il aurait dû écouter ses hommes. Ce qui avait créé un vide.
Et ce vide, c’est Shosslimem, le père de Fusum, qui aurait dû le combler. Il aurait dû intervenir pour aider les hommes à reprendre conscience de leur force au lieu de laisser la domination d’Emiizem s’accentuer peu à peu. Mais Shosslimem était aussi paralysé que Mufrujuuj par les visions d’Emiizem. N’avait-elle pas annoncé que le Dieu Intact allait venir du ciel ? Et n’était-il pas venu ? Tous l’avaient vu entouré de dieux subalternes et de demi-dieux, marchant d’un pas puissant et assuré, et nul n’avait osé mettre en doute l’autorité d’Emiizem même quand elle avait recommandé la faiblesse et la passivité.
Observez ! disait-elle. Observez et soyez patients ! Apprenez avant d’agir ! Eh bien, ils avaient observé, ils avaient attendu, et puis un jour Fusum était venu les trouver pour leur dire : « Êtes-vous des hommes ou bien des femmes ? Si vous êtes des femmes, où sont les nourrissons accrochés à vos tétons ? Et si vous êtes des hommes, que faites-vous à regarder sans rien faire, alors que vous savez où sont gardés les bébés, sous une piètre surveillance ? Ils ne construisent pas de tunnels ni de nids et leurs petits sont toujours à ras de terre. Pourquoi ne les avons-nous pas enlevés pour les apporter au roi du sang ?
— Parce que le roi du sang ne l’a pas demandé. Et le roi-guerrier ne nous a pas ordonné d’agir.
— Et cela tient à ce qu’ils sont sous la coupe d’une femme. Mais je suis un homme, moi, et s’il n’y a pas d’homme pour me commander, je me commanderai moi-même. Ces êtres ne sont pas des dieux, même s’ils viennent du ciel. Ne lâchent-ils pas leur urine par terre tout comme nous ? Ne mangent-ils pas, ne respirent-ils pas, ne défèquent-ils pas tout comme nous ? Qu’y a-t-il donc de si divin en eux ? »