« Tels sont les mensonges dont nous a abreuvés Fusum, répétaient les ravisseurs à Elemak. Il nous a trompés. Si nous avions su que vous étiez vraiment des dieux, comme nous le savons aujourd’hui, nous ne l’aurions jamais écouté. Pardonne-nous, très-puissant, fais que le courroux de ton dieu-père de lumière ne nous frappe pas », etc., etc., tant qu’Elemak avait envie de les étrangler pour leur veulerie et leur déloyauté.
Mais il ne manifestait en rien qu’il n’approuvait pas leur abjecte trahison de Fusum et leur laissait croire qu’il désirait d’eux une dévotion éternelle au dieu de lumière – à Nafai, ce sale petit faux jeton ! Puis, une fois qu’il eut appris d’eux tout ce qu’il pouvait apprendre, il alla trouver Volemak : selon lui, ils étaient prêts à quitter le vaisseau et à rejoindre Shedemei, Oykib, Chveya et Yasai ainsi que tous ceux qui étudiaient le monde des fouisseurs.
Ah, Volemak et les autres étaient au comble de la joie devant le travail qu’Elemak avait accompli ! Qu’ils étaient arrangeants, ces quatre fouisseurs, et désireux de plaire ! Et quelle source de renseignements et de savoir ! On fit chercher leurs épouses qui se joignirent aux conversations ; comme ils s’entendaient bien, les humains et les quatre ravisseurs du bébé d’Elemak ! « Je suis fier de toi, mon fils, disait Volemak. Tu as pris en main ceux qui t’ont fait du mal, à toi et à ta famille, et tu en as fait des amis. C’est de la belle ouvrage. »
Elemak était bien d’accord, mais pour d’autres raisons : sa réussite aurait été humiliante si elle avait été sincère. Mais il savait la vérité sur les ravisseurs. Des félons, voilà ce qu’ils étaient, et des lâches. Fusum les avait naguère contraints à perpétrer l’enlèvement, et aujourd’hui ils n’attendaient qu’une chose : qu’Elemak, à son tour, les plie à sa volonté. Si Fusum avait un tant soit peu de jugeote, il les exécuterait dès son accession au pouvoir.
Car Fusum parviendrait au pouvoir. Cela, Elemak en était sûr : plus il entendait les ravisseurs, plus il avait l’impression de le connaître, de comprendre sa façon de penser, ses sentiments, ses désirs et ce à quoi il était prêt pour obtenir ce qu’il voulait.
Ce qu’il voulait, c’était simple : le pouvoir.
Et à quoi était-il prêt pour l’obtenir ? À tout.
Elemak connaissait Fusum, en effet, car il était Fusum. Ou du moins, il pourrait l’être, si ce fils du roi du sang avait assez de bon sens pour bien saisir la situation et attendre son heure, à l’instar d’Elemak.
Ainsi vint le jour où Shedemei prépara la capsule d’hibernation de Fusum à l’éveil de son occupant.
« Je voudrais être seul avec lui quand il reprendra connaissance », dit Elemak.
La généticienne posa sur lui un regard qui ne cillait pas. « Pourquoi ?
— Parce que je le connais, grâce à ce que les autres m’en ont appris. Il est dangereux et si je veux le mater je dois lui montrer qui est le maître. Si tu restes ici, il te verra et il ne me regardera pas comme le seul maître de tous les aspects de son existence. Tu saisis ?
— Oui. Mais je ne suis pas d’accord.
— Néanmoins, tu ne seras pas présente à son réveil.
— Oui, parce que Volemak a dit de te laisser t’en occuper à ta façon. » Elle lui tourna le dos et sortit.
Au bout d’un moment, le couvercle coulissa, dévoilant Fusum qui, encore allongé, clignait des yeux en essayant de comprendre où il se trouvait. Elemak tendit la main, le saisit à la gorge et le redressa presque en position assise, tout en se mettant à lui hurler au visage, en une langue de fouisseur parfaitement fluide et des plus colorées : « Tu m’as volé ma fille ! Tu voulais la dévorer ! C’est ça, le genre de guerrier que tu es, qui s’attaque aux bébés mais qui s’écrase devant les hommes ? »
La première réaction de Fusum fut non la peur mais la fureur. À la grande satisfaction d’Elemak, il tendit des mains affaiblies par les drogues hibernatoires et tenta de déchirer la poitrine de l’homme pour lui arracher le cœur. Parfait. Ce n’était pas un pleurnicheur, celui-ci. « Et c’est à moi que tu t’en prends, maintenant, pauvre imbécile ? » Le tenant toujours par la gorge, Elemak l’arracha brutalement à la capsule et le projeta contre le mur.
Ah, ça, ce n’était pas un petit jouet fragile comme l’ange ! Il rebondit sur la paroi, indemne, les crocs dénudés et les mains prêtes au combat. Mais le choc l’avait étourdi ; la lutte n’était pas loyale, exactement comme le souhaitait Elemak. Le but du jeu, c’était l’autorité et la domination, pas la justice ; sinon, Elemak aurait étranglé le fouisseur dans son sommeil.
Fusum bondit sur lui, très haut, comme un ressort qui se détend, en un mouvement qui aurait pris son adversaire au dépourvu s’il n’avait pas préalablement demandé aux ravisseurs quelques démonstrations de leurs techniques de combat. Je veux seulement apprendre le vocabulaire, leur avait-il assuré. Il avait appris les différents termes, mais il avait aussi imaginé des contre-attaques aux diverses formes d’assaut. Et c’est ainsi que Fusum, victime de son propre poids, se retrouva projeté à nouveau, cette fois le long du couloir où il atterrit en dérapage incontrôlé avant de s’arrêter contre le mur du fond.
Avec un grondement, il voulut bondir encore une fois, mais ses pieds accrochaient mal sur le sol lisse et il n’arrivait pas à acquérir assez d’élan pour faire tomber Elemak ni même pour le déséquilibrer, fût-ce un instant. Le temps que son organisme ait éliminé les drogues d’hibernation, il était à la fois épuisé et humilié par ses défaites répétées devant Elemak.
Enfin, quand Fusum fut incapable de bouger, Elemak le saisit par une patte arrière et le traîna derrière lui jusqu’à l’échelle centrale, puis le hissa jusqu’à la salle où il serait détenu lorsqu’Elemak serait absent. L’humain ne fit rien pour protéger le fouisseur des chocs du trajet et il ne lui laissa pas l’occasion de trouver suffisamment d’appui ni d’équilibre pour les éviter. Une fois devant la salle, il y jeta Fusum, y entra lui-même, referma la porte et se mit à rire, campé sur ses jambes.
Les fouisseurs ne riaient pas à la façon des humains, mais le message passait manifestement. Fusum se redressa sur les pattes arrière et offrit son ventre rose et sans poils. « As-tu l’intention de me sacrifier comme un homme ? demanda-t-il. Voici mon ventre, prends mon cœur et mes entrailles et dévore-les sous mes yeux, ça m’est égal ! J’en dévorerai autant que je pourrai t’en voler ! »
Ça, c’était de la bravade ou Elemak n’y connaissait rien. « J’aimerais mieux manger mes propres excréments que souiller mes lèvres avec ton sang de poltron !
— Alors, tu me réserves une mort de lâche. Tiens, ma gorge. Tranche-la, ça m’est égal. La vie m’indiffère maintenant que par votre présence à vous, les dieux, les hommes ne sont plus rien. Il n’y a plus d’hommes, rien que des femmes et des pleutres à deux queues ! » Elemak ne put s’empêcher d’éclater de rire. Quel fanfaron ! C’était vraiment un gamin ! Mais aussi, quelle déception s’il avait eu une autre réaction ! Un Obring se serait aplati en pleurant pour sa vie, un Vas aurait pris l’air boudeur et se serait tu, et un Mebbekew aurait essayé de négocier, de trouver un terrain d’entente. Mais celui-ci, Fusum, c’était un homme, un vrai, qui s’accrochait à la moindre parcelle de joie ou de triomphe qu’il pouvait retirer de la victoire d’Elemak.
« Crétin ! lança ce dernier en langue de fouisseur. Je ne veux pas te tuer ; je veux te faire roi ! »