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Ces mots réduisirent Fusum au silence mieux qu’aucun argument.

« Ton père est indigne, poursuivit Elemak. Emiizem le tient sous sa coupe ; quant à Mufrujuuj, ce n’est pas un chef de guerre ; pour ce qu’il fait, ce pourrait aussi bien être une viande-du-ciel aux ailes brisées. J’ai cru un moment que tes conspirateurs, les quatre qui ont perpétré l’enlèvement, j’ai cru que c’étaient des hommes, mais ils valent moins que rien : ils t’ont rendu responsable de tout et ils auraient volontiers échangé ta vie contre la leur. » Elemak en fit une parodie burlesque en prenant une voix efféminée, le souffle court : « Oh, c’est Fusum qui nous a trompés ; il nous a forcés ; ce n’était pas notre faute ; si nous avions su que vous étiez vraiment des dieux…»

Fusum se mit à siffler en projetant de la salive sur la paroi de la salle où se trouvait Elemak. Suprême manifestation de mépris, cette attitude aurait donné lieu à un combat mortel si Elemak avait été un fouisseur.

Mais il se contenta de rire. « Si tes postillons étaient empoisonnés, ça vaudrait peut-être la peine de me cracher dessus. Mais là, ça ne sert à rien. Si tu veux sauver ton peuple, si tu veux éviter que nous le réduisions en esclavage, je suis le seul espoir qu’il te reste.

— Si c’est vrai, alors je n’ai aucun espoir.

— Tu es vraiment bête, tu sais ? Mais après tout, qu’attendre d’autre de toi ? Je suis un dieu, et toi, tu n’es qu’un ver de terre.

— Je ne suis pas un ver, et toi, tu n’es pas…

— Continue, Fusum, mon petit chéri, mon amour de bébé désarmé, vas-y, dis-le ! »

Fusum secoua la tête.

« “Et toi, tu n’es pas un dieu”, voilà ce que tu allais dire, non ? Soyons francs, veux-tu ?

— J’ai senti tes mains me toucher, répondit Fusum. Ce n’étaient pas des mains de dieu.

— Ah bon ? Parce que tu t’es souvent fait tripoter par des dieux, pour en savoir autant ? »

Fusum ne répondit pas.

« Je vais te dire, moi, l’impression qu’elles font, mes mains : elles font l’impression d’appartenir à un homme plus fort, plus astucieux, plus rapide et plus débordant de haine que toi. »

Fusum le dévisagea. « Un homme, dis-tu ?

— Un homme, confirma Elemak. Pas un dieu.

— Plus fort, d’accord. Aujourd’hui, en tout cas. Plus rapide aujourd’hui. Plus astucieux… peut-être. Aujourd’hui.

— Toujours, Fusum. Les tiens n’apprendraient pas en dix mille ans ce que je sais maintenant.

— Plus astucieux, d’accord, concéda Fusum. Mais plus débordant de haine que moi, jamais.

— Tu crois ? Comparons nos histoires, dans ce cas. »

Et c’est ce qu’ils firent. Et lorsque s’acheva cette première et longue journée ensemble, lorsqu’Elemak apporta enfin à manger à Fusum, il n’y avait plus ni prisonnier ni geôlier, ni otage ni maître, ni homme ni dieu. Il n’y avait plus que deux alliés, deux hommes sans pouvoir parmi leurs peuples respectifs, mais résolus chacun à profiter de l’amitié de l’autre pour prendre l’ascendant sur ses rivaux. Il y faudrait de la patience et de l’organisation ; cela prendrait aussi du temps ; mais du temps, ils en avaient. Et la patience pouvait s’apprendre au jour le jour. Elemak y était bien arrivé : Fusum y parviendrait lui aussi.

« Mais n’oublie pas, le menaça Elemak tandis que Fusum s’attaquait bruyamment à son repas : si un jour tu te crois capable de te débrouiller sans moi, je détecterai cette pensée avant que tu en aies toi-même conscience et quand tu voudras me planter un poignard entre les omoplates, tu t’apercevras que je t’ai déjà enfoncé le mien dans le dos. »

Fusum éclata de rire, du rire sifflant, asthmatique, d’un homme-fouisseur. « Maintenant, je sais que je puis te confier ma vie !

— C’est vrai, répondit Elemak. Mais ce que je te dis, moi, c’est que je ne te confierai jamais la mienne. »

Quand Nafai, Luet, Issib et Hushidh se mirent en route pour le village des anges, ils portaient leurs instruments sur leur dos – sauf Issib : lui les avait chargés sur son fauteuil qui flottait derrière lui. Yasai et Oykib s’étaient rendus sur les sites choisis la semaine d’avant pour y installer les relais, et Issib pouvait ainsi gravir aisément le canyon à l’aide de ses flotteurs. Mais son fauteuil le suivait au cas où le temps se gâterait, ou bien où on lui déroberait un de ses flotteurs pendant son sommeil.

Les enfants étaient restés au village ; si le premier contact avec les anges se passait bien, leurs parents construiraient des maisons sur place, puis reviendraient les chercher en même temps que des semences, des vêtements et du matériel d’enseignement. Ils espéraient disposer d’une ferme opérationnelle à l’époque de la germination, un peu décalée à cause de l’altitude. Si tout allait bien, pTo et Poto ouvraient la voie ; ils s’envolaient brièvement de temps en temps, puis redescendaient s’entretenir avec les humains lorsque ceux-ci les rattrapaient. Les uns comme les autres avaient parfaitement conscience que beaucoup parmi les anges rejetaient l’idée d’entrer en contact avec les humains, avec les Anciens. Mais ils avaient mis au point un scénario qui, pensaient-ils, convaincrait les récalcitrants, ou du moins les persuaderait de laisser les humains résider parmi eux. Aussi, une fois parvenus en haut du canyon, dans la même prairie où pTo avait eu les os brisés, les ailes déchirées, où son sang avait coulé, ils firent halte et jouèrent leur petite scène. pTo se jucha sur la tête de Nafai et Poto sur celle de Luet. Les pieds appuyaient sur leurs mâchoires, doucement mais avec fermeté. Puis ils ouvrirent les ailes et les refermèrent autour des épaules de leurs porteurs comme des capuches ou des tentes.

« Comme des nids », dit Luet.

Nafai acquiesça. Car s’ils n’avaient jamais vu de leurs yeux un nid d’ange, ils en avaient entendu des descriptions faites par pTo et Poto, ils en avaient vu des dessins et pour finir ils en avaient rêvé, avec la certitude au réveil que le Gardien de la Terre leur avait montré la réalité. Tissés, puis recouverts de brindilles et d’herbes souples, c’étaient à la vérité des toits qui abritaient les branches où les épouses et les jeunes dormaient, la tête en bas, emmitouflés dans leurs propres ailes.

Les humains savaient que, quelque part dans les frondaisons alentour, des anges les observaient, les évaluaient.

Issib s’avança sans toucher le sol ; Hushidh le suivait en lui indiquant à mi-voix où se trouvaient les anges et lesquels ne paraissaient pas fermement liés aux jumeaux. C’étaient naturellement ceux-là dont il s’agissait de gagner la confiance, et Issib flottant au-dessus des herbes – tour irréalisable par quiconque, même par Nafai avec son manteau –, Issib les terrassait de sa majesté, Issib, le dieu visible, seul capable de voler !

« Où est Iguo, dont l’époux revient auprès d’elle ? » cria-t-il dans la langue des anges. Il devait être difficile à comprendre avec sa voix trop grave, mais il parlait rapidement afin qu’en s’aidant des consonnes ses auditeurs parviennent à reconstituer le message.

Personne ne sortit de la forêt ; mais cela n’avait rien d’anormal, pas encore, en tout cas.

« Son aile a été lacérée, mais elle n’en porte plus trace. Croyez-vous que nous vous voulions du mal, nous qui savons guérir l’aile déchirée d’un courageux découvreur ? »

Toujours personne.

« Quand l’Ancien en colère a blessé pTo, il l’a fait persuadé que c’était vous, le peuple, qui aviez emporté son bébé. Nous n’avions pas encore connaissance des mœurs ténébreuses des diables. »

Luet s’était opposée à l’utilisation du terme des anges pour désigner les fouisseurs, mais Issib avait soutenu qu’il fallait s’adresser à eux dans un langage qui leur soit naturel. « Après tout, Elya et Okya disent bien “viandes-du-ciel” quand ils parlent des anges avec les fouisseurs », avait-il fait remarquer. Tout le monde avait alors convenu que « diables » n’était pas pire.