Ainsi, Vas était aussi seul qu’Eiadh, et pour des raisons similaires : tous deux avaient découvert en leurs conjoints respectifs des handicapés moraux qui n’abritaient pas la moindre parcelle de respect humain. Vas avait supporté cette union dépourvue d’amour et même engrossé par trois fois sa garce d’épouse sans que personne se doute du dégoût que lui inspirait son simple contact. Ce n’était pas seulement à cause de sa taille épaissie ni de l’abandon de leur existence dorée à Basilica. Non : c’était le fait d’imaginer Sevet étreignant entre ses jambes les cuisses blanches, poilues et molles d’Obring et de savoir qu’elle ne l’avait pas fait pour tromper Vas, mais pour vexer sa sœur Kokor. Vas était sans doute bien loin de ses pensées au moment où elle se faisait…
C’était très loin, tout cela, très loin, à des années de temps et à un siècle de vol interstellaire de distance, sans parler des années passées au désert et de celle qu’ils venaient de vivre sur ce nouveau monde ; mais pour Vas, c’était hier, éternellement, et il se rappelait parfaitement le serment qu’il s’était fait quand Elemak l’avait empêché de tuer Sevet et Obring pour racheter son honneur et sa virilité. Il s’était promis qu’un jour, peut-être lorsqu’Elemak serait bien vieux, faible et sans défense, il rétablirait la balance : il tuerait Obring et Sevet, puis, leur sang encore frais sur ses mains, il se présenterait devant Elemak qui se moquerait de lui en disant : Tu n’as pas oublié ? C’est à cause de ce qui s’est passé il y a si longtemps que tu les as tués ? Et Vas lui répondrait : Elemak, c’était il n’y a pas longtemps. Ça s’est passé dans cette vie ; et c’est dans cette vie que je restaurerai l’équilibre. Eux pour leur trahison ; toi pour m’avoir empêché de me venger à chaud. Quand la vengeance est froide, il lui faut plus de sang. C’est ton tour. Meurs de ma main comme mon amour-propre est mort de la tienne !
Oh, cette scène, combien de fois ne se l’était-il pas rejouée depuis lors ? Comme une antienne, chaque fois qu’Elemak essayait de se débarrasser de Nafai ou de Volemak et qu’on l’en empêchait, qu’on le terrassait, qu’on l’humiliait, Vas priait en silence : Ne le tuez pas ! Gardez-le moi ! Combien de fois n’avait-il pas imaginé le dénouement : Obring gémirait en implorant sa pitié ; Sevet, en revanche, le toiserait d’un air méprisant, persuadée qu’il n’oserait pas la toucher, avant de prendre une expression d’indicible étonnement en sentant le poignard s’enfoncer… Ah oui, il fallait que ce soit un poignard, une arme de contact, pour sentir la peau céder sous la pression de la lame, l’acier lubrifié par le sang se glisser dans la chair, tâtonner avant de trouver le cœur, et puis le sang qui jaillit sous la main, qui éclabousse le bras dans l’ultime orgasme de la misérable vie de Sevet…
L’heure viendra, se disait Vas. Mais en attendant, pourquoi ne pas la préparer comme il faut ? Pour Elemak, les coucheries de ma femme avec un autre n’avaient pas d’importance. La justice ne voudrait-elle pas, dans ce cas, que je lui annonce dans ses derniers instants de conscience : À propos, Elemak, mon ami, tu te rappelles ce que m’avait fait ma femme ? Eh bien, la tienne t’a fait la même chose, et avec moi ! Alors, me regardant dans les yeux, il saura que je dis la vérité et il comprendra que je n’étais pas l’instrument insensible, l’être passif qu’il avait toujours cru.
Le seul point noir de ce beau rêve, c’était Eiadh elle-même. Elemak ne la touchait peut-être plus, mais elle n’allait pas tomber pour autant dans les bras de Vas. Il n’était pas idiot ; observateur, simplement. Il la savait vulnérable à cause de sa solitude. Et puis il pouvait se montrer compatissant. Auprès d’Eiadh, il ne viendrait pas se défouler de sa colère ni tirer vengeance d’Elemak, non, pas du tout : il viendrait en ami lui offrir appui et consolation, et de fil en aiguille… Vas avait beaucoup lu ; ce genre de choses arrivaient, il le savait. Alors, pourquoi pas à lui ? Pourquoi pas avec Eiadh, qui elle au moins n’avait pas perdu sa ligne bien qu’elle eût porté deux fois plus d’enfants que Sevet ? Eiadh qui continuait à chanter, non pas avec la voix puissante d’une artiste célèbre comme Sevet, mais celle, plus confidentielle et plus satinée, qui éveille les désirs secrets de l’homme… Ah oui, Eiadh, je t’ai entendue chanter et je sais depuis qu’un jour cette voix gémira, cette douce gorge se tendra tandis que ton corps répondra au mien en frémissant.
« Oui ? » fit Eiadh.
Il n’avait même pas tapé dans ses mains. Elle avait dû le voir venir. Gênant. « Eiadh… dit-il.
— Oui ? répéta-t-elle.
— Puis-je entrer ?
— Quelque chose ne va pas ? » Vas devina qu’elle essayait de se rappeler où était chacun de ses enfants.
« Pas que je sache. Sinon que je m’inquiète pour toi. »
Eiadh eut l’air déconcertée. « Pour moi ?
— S’il te plaît, je peux entrer ? »
Elle éclata de rire et lui ouvrit la porte. « Bien sûr, Vas, mais je ne comprends pas. C’est vrai, je suis constamment fatiguée, mais tout le monde peut en dire autant. Si tu es venu couper les légumes pour le dîner, j’en suis ravie !
— Tu as vraiment besoin d’aide pour préparer les légumes ?
— Non, c’était façon de parler. En réalité, tu m’as surprise en pleine couture. Volemak exige que nous apprenions toutes à coudre avec ces épouvantables aiguilles en os ! Elles sont tellement grosses qu’elles font d’énormes trous dans le tissu à chaque point, mais il prétend qu’un jour les aiguilles en acier auront disparu et que… Enfin, moi, ça me paraît ridicule : même dans le désert, nous n’étions pas obligées de… Mais je t’ennuie.
— Excuse-moi. Non, tu ne m’ennuies pas ; mais j’écoutais ta voix plutôt que tes paroles, j’espère que tu ne m’en veux pas. Elemak a de la chance d’avoir une épouse qui parle comme on chante. »
Elle parut étonnée du compliment, puis elle éclata d’un rire léger. « Je ne crois pas qu’Elemak ait l’impression d’avoir de la chance !
— Alors, il est stupide. Se détourner de tant de bonté et de beauté…
— Vas, chercherais-tu à me séduire ? »
Démonté, Vas ne put que nier. « Non, je ne pourrais… t’aurais-je donné à penser que… ah, c’est très gênant ! Je suis venu pour parler, c’est tout. Je me sens seul et je me suis dit que toi, peut-être… Mais si tu considères qu’il serait mal vu que nous soyions seuls tous les deux chez toi…
— Ça va bien, le coupa-t-elle. Je sais qu’avec toi, ma vertu ne craint rien. »
Vas afficha un sourire triste. « Oui, il semble qu’avec moi, personne n’ait à craindre pour sa vertu !
— Mon pauvre Vas ! Nous avons un point commun, toi et moi.
— Ah ? » Se pouvait-il qu’elle ressente pour lui ce qu’il ressentait pour elle ? Il n’aurait peut-être pas dû nier ses intentions galantes si vite et si catégoriquement.
« En dehors de ce qui est évident, je veux dire, poursuivit-elle. Apparemment, nous sommes destinés l’un comme l’autre à jouer les seconds rôles dans nos propres autobiographies. »
Vas se mit à rire ; c’était ce qu’elle semblait attendre de lui. Puis : « Et tu entends par là… ?
— Oh, seulement qu’on nous promène à droite à gauche selon des choix qui ne sont pas les nôtres. Mais pourquoi, pourquoi nous sommes-nous retrouvés dans un vaisseau stellaire, peux-tu me le dire ? C’est une simple question de hasard, de coup de foudre pour la mauvaise personne, le mauvais jour au mauvais moment de l’histoire.