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— D’accord ; je te suis, maintenant. Mais deux seconds couteaux comme nous ne pourraient-ils monter quand même leur petite pièce à eux, sur une petite scène en coulisse, pendant que les grands acteurs débitent des discours emphatiques devant le vaste public de l’histoire ? Ne peut-on dérober un peu de bonheur dans l’ombre, là où le seul public, c’est nous-mêmes ?

— Je ne suis pas du genre à entreprendre quoi que ce soit dans l’ombre, répondit Eiadh. J’ai fait un mariage stupide et je m’en suis rendu compte presque aussitôt. Toi aussi, je le crains. Mais ce n’est pas pour ça que je vais mettre en danger l’avenir de mes enfants, sans parler du mien, dans l’espoir d’une consolation ou d’une vengeance quelconques. Je prends le bonheur que je trouve dans la lumière, franchement. En aimant mes enfants. Tu as de braves petits, Vas. Console-toi avec eux.

— Ce n’est pas l’amour de mes enfants qui me manque. » Il pouvait se montrer direct : de toute façon, elle perçait à jour toutes ses tentatives obliques.

« Vas, dit-elle non sans tendresse, je t’admire depuis longtemps parce que tu supportes tout avec patience. Je sais maintenant quel genre de force est la plus respectable, entre la tienne et celle d’Elemak. Mais mon admiration vient en partie de ce que tu ne fléchis pas. Ne devenons pas comme eux ; ne nous courbons pas au point de mériter ce qu’ils nous font. »

Toujours observateur, Vas remarqua aussitôt qu’elle semblait faire allusion à un fait récent et non aux événements de Basilica. Elle paraissait le croire au courant de circonstances qu’il ignorait. « Tu ne mériteras jamais ce qu’Elemak t’inflige », dit-il dans l’espoir de susciter une réponse révélatrice.

Il l’obtint. « Toi non plus, tu ne mérites pas ce que t’inflige Sevet, répondit-elle. On aurait cru qu’elle avait compris la leçon depuis longtemps, mais il y a des femmes qui n’apprennent rien tandis que d’autres retiennent tout. »

Vas se sentit pris de vertige. Il s’était polarisé sur le souvenir de la trahison de son épouse avec Obring depuis tant d’années qu’il n’avait pas imaginé qu’elle pût avoir ouvert son lit à un autre homme. Et pourtant, quand il était aux champs, ou quand venait son tour de monter la garde, ou encore les deux fois où il avait pris la navette avec Zdorab pour cartographier les environs, Sevet aurait très bien pu… Mais non, même elle n’aurait pas osé… pas une deuxième fois, après qu’il lui en avait tant coûté, sa voix…

Oui, mais ce n’est pas moi qui l’ai privée de sa voix, n’est-ce pas ? C’est Kokor, et le temps qu’elle guérisse, nous avions quitté Basilica. Sevet a peut-être appris à se méfier de la colère de Kokor, mais comment aurait-elle appris à craindre la mienne ?

Vas comprit que l’heure avait sonné. Plus question de patience ; cette fois, il n’y aurait pas d’Elemak pour retenir son bras. Sevet et Obring allaient mourir, puis il s’occuperait d’Elemak ; il débarrasserait pour toujours Eiadh du poids de ce monstrueux époux. Alors, sans plus d’obstacle sur son chemin, elle se tournerait enfin vers l’homme qui l’avait libérée.

Ou pas. Mais quelle importance pour Vas qu’on l’aime ou qu’on approuve son geste ? La seule personne dont il recherchait l’amour et l’admiration, c’était lui-même. Il y avait trop longtemps qu’il en était privé, il était temps de les goûter à nouveau.

« J’ai du mal à croire qu’elle trouve encore quelque chose à Obring, dit-il. On imaginerait qu’elle n’a plus d’illusions sur lui, maintenant qu’il a perdu son charme adolescent – s’il en a jamais eu. »

Eiadh se mit à rire, mais d’un air intrigué. Allons bon ! Qu’est-ce que cela signifie encore ? se demanda Vas.

Cela signifiait que ce n’était pas Obring. Sevet le trompait, mais pas avec Obring !

Une expression d’Eiadh lui revint soudain, à propos du point commun qu’ils avaient. « En dehors de ce qui est évident », avait-elle dit. Qu’est-ce qui était évident ? Si évident que cela n’avait échappé qu’à Vas ? Tout le monde devait être au courant. Tout le monde.

Elle dut lire sur son visage qu’il avait compris, car ce fut à son tour de prendre un air bouleversé. « Oh, Vas, je croyais que tu savais, que c’est pour ça que tu venais, pour leur rendre la monnaie de leur pièce. Mais moi, je ne cherche pas à me venger de lui, tu comprends, parce que je ne veux pas de lui dans mon lit, de toute façon ; ça m’est bien égal de savoir où il va traîner sa carcasse pleine de sueur ; alors, je croyais… J’ignore pourquoi, mais je supposais que tu avais la même attitude… Mais je vois que c’est faux, tu n’étais pas au courant, je regrette, je…»

Il n’entendit pas la fin de la phrase : il se leva et sortit de chez Eiadh. De chez Elemak.

« Ne fais pas de bêtise, Vas », murmura-t-elle. Puis, sachant pertinemment qu’il y avait toutes les chances qu’il en fasse une, elle alla chercher de l’aide. Il fallait prévenir Volemak de la querelle à venir ; il saurait l’empêcher. C’est ce qu’elle aurait dû faire depuis bien longtemps. L’adultère était un désastre dans leur minuscule communauté – c’était Elemak lui-même qui avait édicté une loi contre ce fléau des années plus tôt, dans le désert. Eiadh ne s’était jamais plainte parce qu’en toute honnêteté, elle était heureuse qu’il ne l’approche plus avec ses mains brutales qui avaient brisé un être innocent et sans défense, ces mains qui avaient violenté et terrorisé tout le monde à bord du vaisseau. Mieux valait dormir seule et rêver du seul homme authentique qu’elle eût jamais connu, un homme qui, adolescent, l’avait aimée ou du moins désirée, un homme qui ne la regardait même plus avec seulement un peu de plaisir.

Empêtrée dans son amour puéril pour Nafai, elle n’avait pas pris le temps de réfléchir que si Vas n’avait jamais dénoncé la liaison entre Elemak et Sevet, c’était parce qu’il l’ignorait. Mais comment était-ce possible ? Les hommes étaient-ils tellement plus aveugles que les femmes ? Ou bien s’était-il imaginé que, son épouse ne se sentant plus aimée de lui, elle avait perdu tout appétit sexuel ?

La situation allait dégénérer et quelqu’un y trouver la mort, elle en avait maintenant la certitude, car jamais elle n’avait vu pareille expression de rage froide sur le visage de Vas. Sur celui d’Elemak, oui, mais ce genre d’émotions lui étaient familières et il savait les brider. Vas, lui, n’avait pas son expérience.

En se précipitant chez Volemak, elle passa devant Mebbekew occupé à tendre sur des piquets la peau d’une chèvre qu’il avait chassée en compagnie de quelques fouisseurs le matin même, dans les collines. « Qu’est-ce qui te presse tant ? demanda-t-il.

— Il vaudrait peut-être mieux que tu viennes donner un coup de main. Vas vient de découvrir que Sevet le trompe et j’ai peur qu’il ne devienne dangereux. »

À la pâleur soudaine du visage de Meb, Eiadh comprit que Sevet avait laissé plus d’un fermier labourer son champ. « Pas toi, dit-elle. Il n’est pas au courant pour toi.

— Mais qui, alors ? » Il avait l’air ahuri.

Elle lui éclata de rire au nez. « Tous les hommes sont-ils donc aussi bêtes que Vas et toi ? Chacun d’entre vous croit posséder la lune parce qu’il ne voit pas les autres la regarder ! »

Meb sourit. « Ainsi, Vas a décidé de tuer Elemak.

— Je vais chercher Volemak. Il faut l’en empêcher.

— Et je serai là pour vous aider, sois tranquille ! Je ne manquerais ça pour rien au monde ! »