Mais Mebbekew ne suivit pas Eiadh chez Volemak. Son lourd maillet à la main, il essaya d’imaginer où Vas avait pu aller. D’abord à la remise, sans doute, pour y prendre un instrument contondant : Vas n’irait sûrement pas se battre à mains nues s’il avait l’intention de tuer. Il connaissait ses limites. Meb aussi. Vas prendrait un outil pointu avec un long manche, Meb avait un très gros maillet. Vas qui avait de l’orgueil parlerait à sa future victime, l’appellerait par son nom, se planterait face à elle ; et Meb qui n’avait aucun amour-propre sauterait sur Vas par-derrière. Il n’en éprouvait aucune vergogne : en combat loyal, il ne faisait pas le poids devant un adversaire résolu et il le savait très bien. Il n’avait jamais essayé d’apprendre à se battre ; sa vocation, c’était le théâtre, et s’il avait existé un véritable dieu au lieu d’un ordinateur grotesque, il habiterait toujours à Basilica où il se ferait un nom sur scène et de nouveaux amis et de nouvelles maîtresses tous les soirs. Mais non : il vivait ici, dans la crasse de ce village répugnant, couvert de sueur, de poussière, de terre et de piqûres d’insectes ; et voilà que surgissait un mari furieux dont, qu’il le sache ou non, Meb était le plus récent remplaçant auprès de sa femme.
Il va aller voir Sevet, naturellement. Chez lui.
Mais il n’y avait personne chez Vas. Sevet était ailleurs, avec les femmes. Ah oui, c’est vrai, elle faisait l’école ; c’était son heure de faire la classe aux mômes, comme si savoir lire avait encore de l’importance. Pour lire quoi ? Le dernier roman pondu par un rat au fond de son trou ? Mais enfin, puisque ça sauvait la vie de Sevet pour l’instant, ce n’était pas complètement inutile. Sevet était une amante très agréable. Et puis elle avait acquis du savoir-faire depuis ses jours de gloire, si bien que c’était un vrai soulagement de coucher avec elle après Dolya, dévorante jusqu’à l’écœurement, insatiable, suppliante, égoïste, incapable…
Ce qui ne veut pas dire que Meb renâclait à coucher avec Dol quand elle en avait envie. Il était encore jeune et, maintenant qu’Elemak n’essayait plus de faire appliquer la loi sur l’adultère, forniquer hors du mariage ne semblait plus intéresser personne, sinon les adultères eux-mêmes. C’est ça qui était pratique avec les gens qui croyaient vraiment aux lois : dans leur innocence, ils avaient beaucoup de mal à imaginer qu’on pût les enfreindre tant ce genre d’attitude leur était étrangère.
Si Sevet échappait momentanément à Vas et s’il n’était pas au courant pour Meb, c’est qu’il allait s’en prendre à Elemak. Donc, il devait se rendre au vaisseau où Elemak travaillait avec l’otage.
Mais en chemin, Meb passa devant la maison d’Obring ; la porte était ouverte. Pourtant, Obring devait faire la grasse matinée, après sa nuit de garde… Était-ce possible ? Vas lui en voulait-il encore tant d’années après ? Ou bien imaginait-il que Sevet ait pu recoucher avec lui à la suite de cette sordide soirée où Kokor leur était tombée dessus ? Ou, tout simplement, la nouvelle infidélité de sa femme aurait-elle rafraîchi le souvenir de l’ancienne ?
Même s’il dormait tranquillement, Obring aurait envie de participer à la fête, et Meb, lui, se sentirait plus rassuré accompagné d’un autre homme, même s’il s’agissait d’Obring, donc d’un pleutre indigne de confiance. Mais comme c’est aussi mon cas, songea Meb, je peux difficilement le lui reprocher.
Il entra. Obring était étendu sur le lit, les yeux grands ouverts, les mains reposant sur la blessure béante de sa poitrine ; ce n’était pourtant probablement pas de celle-ci qu’il était mort. C’était la profonde entaille qu’il portait à la gorge qui avait dû lui régler son compte. Du travail très propre. La blessure à la poitrine provenait sans doute d’un coup de pic ou de hache ; sûrement pas de houe. D’après la plaie à la gorge, il s’agissait d’un instrument tranchant. Une faux ? Non. Une hache. Assez de fil pour ouvrir la gorge, mais aussi du poids pour défoncer les côtes. Pauvre Obring. Pauvre de moi, si Vas décide de s’en prendre à moi. Une hache contre un maillet ? Il vaut peut-être mieux attendre que Père trouve une solution, ou que Nafai entre dans la danse avec son manteau magique pour flanquer un coup de jus à Vas.
Et après, qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir foutre d’un assassin ?
Une clameur montait au loin, du côté de chez Volemak, mais, s’en désintéressant, Meb gagna rapidement le vaisseau. Vas est pressé et Elemak attend. Sur quel pont est-ce qu’il a installé le fouisseur ? J’aurais dû faire plus gaffe. Elemak me remerciera si j’arrive à temps pour lui sauver la vie ; sinon, je pourrai peut-être tendre une petite embuscade à Vas. Ça résoudrait parfaitement le problème de Père si le meurtrier avait la bonne idée de mourir.
Elemak et Fusum s’entraînaient mutuellement à coups de discussions, l’humain parlant la langue des fouisseurs, le fils du roi du sang se débrouillant tant bien que mal avec les mots des hommes. Cela faisait partie du marché qu’ils avaient conclu : Fusum acceptait d’enseigner à Elemak les nuances les plus subtiles de son langage à condition de parvenir à comprendre les conversations des humains. « Si vous n’êtes pas des dieux, avait-il argué, votre langue n’est pas sacrée et je ne commets pas de péché en l’apprenant, n’est-ce pas ? » Elemak n’avait pu qu’en convenir.
Fusum n’avait toutefois pas comme Elemak le don ni l’expérience des langues, et il avait passé toute la matinée plongé dans la jalousie et la morosité devant l’éloquence fluide de l’homme à laquelle il ne savait répondre que par un baragouin rudimentaire. De temps à autre, à bout de patience, il déversait un torrent d’arguments dans sa langue natale, puis finissait par se taire devant le sourire supérieur d’Elemak et se résignait à se colleter de nouveau avec le vocabulaire humain. Ces bruits qu’ils produisaient ! La moitié d’entre eux ressemblaient à ceux des viandes-du-ciel ! Des animaux, voilà ce qu’ils étaient ! C’est du moins ce qu’affirmait Fusum dans ses crises de fureur impuissante.
Elemak nageait dans le bonheur.
Jusqu’au moment où Vas apparut à la porte, une hache couverte de sang à la main. Cela ne faisait pas partie des plans d’Elemak pour la journée. « Qu’est-ce que tu as fait avec cette hache ? » demanda-t-il. Ce triste taré n’aurait pas déjà tué Sevet, tout de même ? Elle devait être en train de faire la classe ; il ne l’aurait pas assassinée devant les gosses, si ? Et puis qui l’avait mis au courant ? Au bout de tant de mois, pourquoi l’avoir averti maintenant, justement ?
« J’avais prévu de te tuer quoi qu’il arrive, déclara Vas, parce que tu m’as empêché de me venger d’Obring et de Sevet il y a bien longtemps. Je n’ai jamais oublié l’humiliation que tu m’as infligée, Elemak. Mais en plus, tu couches avec ma femme ! Pourquoi n’es-tu pas allé baiser une fouisseuse si Eiadh ne voulait plus de toi dans son lit ? Mais ce n’est pas ton genre, hein, Elemak ? Tu ne sautes pas les petits animaux sans défense, hein ? »
Elemak s’adressa au fouisseur dans sa langue : « Tu ne peux pas intervenir, j’imagine ?
— Parle de façon compréhensible ! aboya Vas.
— Comment, tu n’as pas étudié le langage des fouisseurs, un bon petit gars comme toi ? » fit Elemak.
Entre-temps, avec son vocabulaire humain limité, Fusum avait élaboré une réponse à la question d’Elemak. « Je voudrais bien t’aider, mais l’homme fou tient une hache. »
Vas lui jeta un regard glacial. « Excellente décision, le rat. Parce que ça ne me dérangerait pas de répandre ta cervelle par terre.
— En réalité, rectifia Elemak dans la langue des fouisseurs, il te tuera juste après moi ; ensuite, il prétendra que c’est toi qui m’as assassiné avec la hache, mais qu’il a réussi à te l’arracher des mains et qu’il s’en est servi pour t’abattre. »