Fusum lui lança un regard mauvais, puis répondit de façon que Vas le comprenne : « La hache est déjà sanglante. Il a déjà tué quelqu’un hors du vaisseau.
— Qui as-tu tué, Vas ? Quelqu’un que je connais ?
— Obring. Je lui ai ouvert la gorge. Après, je lui ai défoncé le cœur.
— Bien vu : tu lui as défoncé le cœur comme il avait brisé le tien ! » Elemak éclata de rire comme s’il ne croyait pas Vas capable de le tuer. Pourtant, au contraire, il s’attendait à une tentative et dans la position où il se trouvait, assis par terre sans véritable point d’appui pour se relever, il risquait de ne pas pouvoir réagir avant que Vas ne l’étende raide.
« Ça t’amuse ? demanda Vas.
— Ça m’attriste aussi, naturellement. Pauvre Sevet : une fois que je serai mort, elle devra de nouveau se contenter de tes épisodiques et pitoyables efforts copulatoires.
— Je la tuerai aussi.
— Et qui encore ? Tout le monde, pendant que tu y es ? Tu es foutu, Vas. Si tu avais été plus malin, tu aurais attendu le bon moment pour agir.
— J’attends depuis assez longtemps.
— Tu aurais dû maquiller ça en accident, ou mieux encore, faire croire que tu avais essayé de me sauver la vie. Il fallait nous liquider un par un, pas tous en même temps avec une hache. En plus, tu es couvert du sang d’Obring ; grosse boulette, ça, Vas. C’est l’exécution garantie, tu sais ; les autres ne laisseront pas un meurtrier en liberté.
— Tu seras mort avant.
— Ah, c’est évident. Ça te fera une belle consolation au moment où on te… quoi ? On t’étranglera ? On te noiera ? À moins que Shedemei n’ait une drogue qui t’emportera sans douleur pendant ton sommeil. Tu pourras rêver de moi en émettant ton dernier râle.
— Je n’ai pas peur de mourir.
— Dommage. Parce que moi, si. Et tu sais pourquoi ? Parce que s’il y a une vie après la mort, je redoute d’être obligé de continuer à vivre, mais privé de ce corps si confortable. Et si je me réincarne ? Si je reviens dans un corps comme… le tien ? »
Il mit tout son mépris dans ce dernier mot. Sans résultat.
« Tu ne me pousseras pas à un geste irréfléchi, dit Vas. Tu te creuses la cervelle pour trouver comment m’arracher la hache avant que je ne te défonce le crâne, je le sais. Mais pourquoi viserais-je la tête ? Regarde tes jambes, déployées comme les branches d’un arbre ; d’un seul coup de hache, j’arrive à trancher un bout de bois de cinq centimètres d’épaisseur. Je ferais aussi bien avec ta cheville, à ton avis ?
— Non, ça m’étonnerait.
— Tu te crois assez vif pour m’en empêcher ? Assis par terre comme ça ? Pauvre crétin prétentieux !
— Je n’ai pas à t’en empêcher.
— Tant mieux ; de toute manière, tu ne peux pas.
— Moi, non ; Meb, si, dit Elemak. Il est derrière toi, un énorme maillet à la main, et je pense qu’il a l’intention de t’enfoncer la tête dans les épaules. »
Vas ne se donna même pas la peine de se retourner. « Tant que tu en es à évoquer des fantômes pour m’effrayer, appelle plutôt Nafai. De toute la bande, c’est le seul qui soit vraiment un homme. Meb ne me fait pas peur.
— Je suis bien d’accord avec toi, répondit Elemak. La seule occasion où Meb peut faire peur, c’est quand il se trouve derrière toi avec un maillet à la main. Le reste du temps, il ne vaut pas mieux qu’une crotte de fouisseur. Mais ça ne marchera pas, Meb. Tu n’arriveras pas à lui enfoncer le crâne entre les épaules ; il a la tête trop molle. Elle va éclater comme un melon en éclaboussant toute la pièce.
— Arrête de fantasmer sur ma tête, le coupa Vas. Ce sont tes jambes qui vont sauter. » Il leva la hache.
« Si ça peut te consoler, dit Elemak, Meb aussi couche avec Sevet. »
Vas hésita, la hache en l’air, sans l’abattre.
Elemak continua de parler. « Apparemment, ta pauvre épouse se sent tellement seule qu’elle se rabat sur tout ce qui peut passer pour masculin, y compris Meb, qui finalement n’a pas le cran de te tuer par-derrière. Il te sert à quoi, alors, ton maillet, Meb ? À soigner tes démangeaisons rectales ? »
Meb lui lança un regard de pur dégoût. Il détestait, Elemak le savait très bien, qu’on se moque de lui et qu’on le manipule.
« Allez, Meb ! reprit Elemak. Sers-toi de ce foutu maillet et qu’on en finisse ! »
Ce qui fut fait. Elemak s’aperçut alors que Meb avait beaucoup plus de force qu’il ne l’imaginait. Mais pour les éclaboussures, il ne s’était pas trompé. La scène devint particulièrement répugnante lorsque Vas eut percuté le plancher et que Meb continua de lui pilonner le crâne à coups de maillet, trois, quatre, cinq fois, jusqu’à ce qu’il soit réduit en bouillie et toute la salle parsemée de petits bouts de cervelle et d’os. Naturellement, une fois calmé, il vit ce qu’il avait fait et se mit aussitôt à vomir, comme si le crâne de Vas avait explosé par magie et non de son fait. Mais Elemak ne se souciait pas de Meb ; c’était Fusum qui le fascinait, en train de cueillir des morceaux du cerveau de Vas qui avaient jailli sur lui et de les manger.
« Évite d’y prendre goût, Fusum, dit-il dans la langue du fouisseur.
— Ce n’est pas très différent de la cervelle de pécari, répondit Fusum. Et j’aime déjà ça, de toute façon.
— Si jamais tu fais du mal à un humain, je te découpe en tout petits morceaux.
— Même s’il s’agit de Nafai ? » demanda Fusum d’un ton sarcastique.
Ainsi, les conflits internes de la communauté humaine ne lui avaient pas échappé – alors pourtant que Nafai était à l’autre bout du canyon la plupart du temps, en train d’essayer d’apprendre l’agriculture aux viandes-du-ciel.
« Surtout s’il s’agit de Nafai, répondit Elemak. Je me le réserve. »
Meb avait fini de vomir. « De quoi vous parliez ? Je vous ai entendus mentionner Nafai.
— Oh, nous trouvions simplement dommage que le seul geste utile que tu accompliras jamais l’ait été en pure perte sur Vas.
— En pure perte ? Je tue mon ami pour te sauver la vie et tu prétends que c’est en pure perte ?
— Je l’aurais désarmé avant qu’il me touche », dit Elemak. En réalité, ce n’était pas du tout certain, mais ce qui l’était, en revanche, c’est que Meb le croirait. « Quant à ton amitié pour Vas… ne compte pas sur moi pour te plaindre, alors qu’on sent encore d’hier soir le parfum de Sevet sur toi, pendant la garde de Vas.
— Ah ! Comme quoi tu ne sais pas tout : hier soir, je n’avais pas de temps à consacrer à Sevet. Après des mois à me faire harceler, j’ai fini par céder et j’ai permis à Eiadh de me…»
Meb n’acheva pas sa phrase. Il se retrouva soudain plaqué au mur, étranglé par le manche de la hache.
« Je sais que c’est un mensonge, dit Elemak. Mais si un jour je pensais que c’est vrai, crois-moi, tu finirais par me supplier de te tuer comme tu as tué Vas : rapidement. Mais ce serait trop doux pour toi, Meb.
— Je rigolais, crétin ! s’exclama Meb quand il put de nouveau parler.
— Ne me fatigue pas avec tes excuses ; je dois expliquer la mort de Vas à ceux que j’entends en ce moment même monter l’échelle.
— Qu’est-ce que tu veux expliquer ? Je t’ai sauvé la vie, c’est tout.
— Oui, mais pourquoi Vas voulait-il me l’ôter ? Et pourquoi t’es-tu si aimablement interposé ?
— Il essayait de te tuer parce que tu sautais sa femme, et moi, je me suis interposé parce que tu es mon grand frère et que je t’aime.