— C’est ça, ton meilleur jeu d’acteur, Meb ? demanda Eiadh qui arrivait à grands pas dans le couloir. Une chance pour toi que nous ayons quitté Basilica : tu n’as pas eu le temps de t’humilier en jouant la comédie en public ! »
Volemak, Oykib et Padarok arrivèrent à la porte avec elle, tous munis d’outils qui auraient fait des armes très convaincantes entre les mains d’individus moins doux et moins pacifiques. « Qu’est-ce que c’est que tout ce gâchis ? reprit Eiadh. Où est Vas ? » Elle vit alors le cadavre étendu par terre, avec sa tête écrasée encore accrochée de guingois aux épaules. Elle recula, horrifiée. « Qu’as-tu fait ? dit-elle dans un souffle en regardant Elemak.
— C’est moi qui l’ai fait, intervint Meb. Juste au moment où il allait couper le pied d’Elemak. »
Mais Eiadh ne l’écoutait pas. Elle avait planté un regard glacial dans les yeux d’Elemak. « Cet homme est mort parce que tu étais incapable de tenir un mois sans mettre une femme dans ton lit. »
Elemak sourit. « Erreur. Depuis que je suis marié avec toi, mon amour, il n’y a jamais eu de femme dans mon lit.
— Tu as vraiment le mal en toi. Tu aimes détruire. Et ce n’est même pas un mal majestueux, un mal spectaculaire, capable de ravager un monde, dont on pourrait faire une épopée ; non, ce qu’il y a au fond de ton cœur, c’est juste un petit mal larvaire et pleurnichard !
— Vas-y, crache ton venin, dit Elemak. Je sais qu’au fond tu es soulagée que je sois toujours vivant.
— J’ai fait deux épouvantables bévues dans ma vie ; l’une, c’est de t’avoir laissé engendrer mes pauvres enfants innocents.
— Et l’autre ? demanda Elemak. Allez, dis-le ; je suis fort et courageux. Je suis déjà couvert du sang et de la cervelle de Vas, je peux tout encaisser. »
Eiadh lui sourit, car elle s’apprêtait à prononcer les paroles les plus terribles qu’il entendrait jamais. « L’autre, c’est la pire : c’est de ne pas avoir épousé Nafai quand je me suis rendu compte, chez Rasa, qu’il était amoureux de moi. J’avais compris mon erreur bien avant de me marier avec toi, Elemak. Mais je me suis entêtée uniquement pour pouvoir rester près de lui. Je faisais le vœu que tous mes fils deviennent un jour comme lui, et pas comme toi. Et chaque fois que tu me faisais l’amour, je m’imaginais que c’était lui. Il fallait que je me retienne pour ne pas crier son nom.
— Ça suffit, intervint Volemak. Des événements monstrueux se sont déroulés ici aujourd’hui et vous nous faites perdre notre temps avec vos querelles domestiques. »
Elemak abandonna docilement la discussion et se soumit à l’interrogatoire de son père. Mais il avait entendu les paroles d’Eiadh. Il avait entendu et il n’oublierait pas.
C’est Oykib qui reçut la mission de remonter le canyon pour annoncer les meurtres. Shedemei aurait pu se servir des ordinateurs du vaisseau pour mettre Issib au courant par le biais de l’Index, mais Volemak soutint que ce devait être fait de vive voix. On avait d’abord pensé envoyer Chveya porter le message à ses parents, mais elle était près d’accoucher de son premier enfant, et c’est son époux qui fut choisi. Il ne cacha pas son mécontentement. « Je suis inquiet de m’en aller avec l’atmosphère de violence qui règne ici.
— Je crois que les assassinats sont terminés, dit Volemak.
— Mais si vous vous trompiez ?
— Soyons logiques, intervint Zdorab : si Elemak n’a rien fait quand il avait Obring et Vas à sa botte, agira-t-il maintenant qu’il n’a plus d’autre adulte que Meb auprès de lui ? Non, c’est bien fini. »
Mais Rasa avait son mot à dire :
« Les meurtres continueront tant que les adultères se poursuivront et resteront impunis.
— Pardon, répondit Volemak, mais j’ai l’impression que nous avons eu un exemple éclatant de la peine encourue pour le délit d’adultère.
— Et moi, je ne le pense pas. Vos deux fils aînés pratiquent l’adultère, ils l’ont reconnu eux-mêmes, et leur témoignage condamne du même coup mes deux filles.
— Et que voulez-vous que j’y fasse ? Que je les exécute ? Des seize adultes qui composaient l’expédition à l’origine, faut-il en mettre six à mort ?
— Qu’est-ce qui est le pire, Volemak ? Six morts qui réaffirment la loi, ou deux qui l’infirment ?
— Vous êtes dure, Mère, dit Oykib. La peine de mort pour crime d’adultère se justifiait dans le désert, mais plus ici.
— Parce que nous vivons au milieu d’arbres et de rivières, l’adultère serait moins désastreux pour notre communauté ? Je croyais t’avoir appris à mieux raisonner que ça, Oykib.
— Le débat est clos, trancha Volemak. Oykib doit remonter le canyon porter la nouvelle.
— Il devrait emmener Eiadh », dit Rasa.
Tous la regardèrent comme si elle était devenue folle. « Après ce qu’elle a sorti à Elemak ? fit Oykib. Voulez-vous signer son arrêt de mort ?
— Est-elle vraiment plus en sécurité ici ?
— Oui, affirma Volemak. En allant rejoindre Nafai, elle confirmerait aux yeux d’Elemak l’existence d’une liaison entre eux, ce qui est faux. Rasa, êtes-vous donc décidée à jeter de l’huile sur le feu ? »
Elle fulminait. « Je suis décidée à rendre la situation vivable d’ici cinq ans, tandis que vous paraissez vouloir l’améliorer sur l’instant et après vous le déluge ! » Elle sortit de la bibliothèque comme une furie.
Volemak poussa un soupir. « Tous les dirigeants ont leurs critiques, mais d’habitude ils ne les retrouvent pas à la maison le soir.
— Ce qu’elle a dit était juste, déclara Shedemei. Mais ce que vous avez décidé était également juste. »
Volemak eut un rire lugubre. « Parfois, Shedya, il n’existe pas de voie moyenne.
— Je n’emprunte pas la voie moyenne. Vous aviez raison : en la circonstance, vous ne pouviez rien décider d’autre que ce que vous avez décidé ; mais elle avait raison, elle, quant aux conséquences : Sevet et Kokor vont continuer à coucher avec Elemak et Mebbekew, et, allez savoir, avec tous les fouisseurs en rut qui passeront devant chez elles. Elemak et Mebbekew continueront à tromper leurs épouses et à détester ces mêmes femmes qu’ils font souffrir.
— Et qu’attend-on que je fasse ?
— Rien. Rien, à part regarder notre ordre social se désagréger.
— Il y a des moments où tu te veux trop objective, Shedya, dit Oykib.
— Impossible, répondit Shedemei. Et tu oublies que mes propres enfants doivent vivre dans l’ordre social que nous avons établi. Quand on y réfléchit, ce qui vient de se passer marque la victoire d’Elemak sur son père. Malgré le serment, malgré ses multiples défaites, il a finalement réussi à détruire toute l’œuvre de Volemak. Désormais, notre société est celle d’Elemak parce que de notre côté nous ne sommes pas assez insensibles pour appliquer la loi et le mettre à mort.
— C’est exact, dit Volemak. Nous ne sommes pas assez insensibles. L’es-tu, toi ?
— Non, répondit Shedemei sans hésiter. Comme je l’ai dit, vos décisions étaient les seules possibles, aussi désastreuses soient-elles. Maintenant, qu’Oykib s’en aille et, vous autres, occupez-vous de préparer les corps pour la crémation. Moi, un gros travail de nettoyage m’attend dans l’autre salle. »
Oykib se leva. « Je pars dans la montagne, mais cela m’inquiète de quitter Chveya dans un moment pareil.
— Ça ira, murmura son épouse.
— Et mes craintes n’ont rien à voir avec Elemak, ni Mebbekew, ni l’adultère ni rien, ajouta-t-il.
— Ah ! Et de quoi s’agit-il, alors ? demanda Volemak. C’est toujours avec plaisir que j’apprends des choses qui m’empêchent de dormir.