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— Fusum a vu Vas mourir.

— Nous n’avons jamais prétendu être immortels », rétorqua son père.

Oykib secoua la tête. « Fusum a vu Vas mourir. Un jour, nous nous apercevrons que c’est ce qui est arrivé de plus grave aujourd’hui. »

Il passa chez lui se munir d’un peu de pain à croûte épaisse pour le trajet. La sente qui menait en haut du canyon s’était muée en chemin et prenait même des allures de route, à mesure que les hommes coupaient dans les taillis et aplanissaient les passages difficiles à coups de pic et de pelle. Deux heures de marche suffisaient désormais pour atteindre le col par où débouchait le canyon, et encore une heure par la forêt pour arriver au village.

Il s’était transformé depuis que Nafai et ses compagnons collaboraient avec les anges pour leur apprendre comment améliorer leur existence. Naguère, les anges savaient l’emplacement de toutes les plantes utiles dans un rayon de vingt kilomètres ; aujourd’hui, ils avaient abattu assez d’arbres pour créer des champs où l’igname, le manioc, les melons et le maïs pouvaient se développer en plein soleil. Ils maintenaient autrefois les herbivores à distance de leurs plantes et les prédateurs de leurs abris en installant des pièges sur tous les chemins et toutes les pistes autour de leur territoire ; aujourd’hui, leurs champs étaient enclos et les dindes et les chèvres parqués pour la nuit. Déjà, ils produisaient de quoi nourrir le double de leur population présente et l’on pouvait stocker la plus grande partie des surplus.

Mais ce n’était pas la seule révolution. Les anges paraissaient vouloir imiter les humains en tout. Nombre d’entre eux avaient bâti des maisons au sol, bien qu’ils n’eussent pas la force de construire très solide et qu’au premier vent puissant elles dussent sûrement s’écrouler. Ils en avaient conscience et en cas de mauvais temps ils continuaient à dormir suspendus aux arbres. Mais pour eux il était important de posséder une maison à l’humaine, et Nafai avait depuis longtemps renoncé à leur en faire comprendre l’inutilité.

Oykib tomba sur Nyef et Hushidh qui travaillaient avec des fabricants d’outils de la tribu.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda instantanément Hushidh. Qui est mort ?

— Mais comment es-tu au courant ? fit Oykib, désarçonné.

— Ton visage. Ta peur de nous parler.

— C’est Père ? » intervint Nafai. Et c’était en effet la question la plus pertinente : à la mort de Volemak, tout basculerait.

« Non, ce n’est pas Père. Vas a tué Obring, probablement pour se venger de ce qu’il y avait eu entre Sevet et lui à Basilica. Et quand il a voulu assassiner Elemak pour une tromperie plus récente, Meb a réussi à l’avoir par-derrière.

— Elemak n’a tué personne ?

— Il aurait pu, mais il n’en a pas eu l’occasion. Et autre chose : Fusum était là quand Mebbekew a abattu Vas. Ça s’est passé devant lui, avec le maillet dont Meb se servait pour tendre des peaux.

— Et comment Vas a-t-il tué Obring ?

— Un coup de hache dans la poitrine d’abord, dans la gorge ensuite, répondit Oykib. La façon de procéder a de l’importance ?

— Ce qui importe, c’est ce que les fouisseurs ont appris sur la manière de nous tuer », dit Nafai.

Oykib eut un sourire sinistre. « Tu lis dans mes pensées.

— Mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas ? fit Hushidh. Il y a autre chose.

— En effet. » Et il leur raconta ce qu’Eiadh avait dit à Elemak, son air moqueur en lui révélant qu’elle était amoureuse de Nafai tout le temps de son mariage avec lui et qu’elle souhaitait que ses fils ressemblent un jour à Nafai.

« Elle aurait gagné du temps en me tranchant carrément la gorge, conclut l’intéressé.

— Et la sienne ensuite, renchérit Hushidh. Aux yeux d’Elemak, c’est comme si vous aviez commis l’adultère, Eiadh et toi. Et personne n’abhorre autant être trompé que le trompeur lui-même.

— C’est quand même drôle, reprit Nafai, de voir le peu d’années qu’il nous aura fallu pour oublier les coutumes basilicaines. Là-bas, Eiadh se serait contentée de ne pas renouveler le contrat d’Elemak, Sevet et Kokor en seraient maintenant à leurs sixièmes ou dixièmes époux depuis l’histoire d’Obring, et personne n’en serait mort.

— C’était plus civilisé, crois-tu ? demanda Hushidh. Les mêmes violences bouillonnaient sous la surface, le même désir de fidélité de la part d’un mari ou d’une épouse. Obring n’est pas mort pour une bêtise commise dans le désert, mais bien à cause de ce qui s’est passé dans la cité.

— Mais il n’a pas été assassiné dans la cité, répliqua Nafai. Enfin, peu importe. Si les fouisseurs savent qu’on peut tuer les humains, nous ferions bien de raconter aussi l’histoire aux anges. Heureusement, je n’ai pas été obligé de jouer les dieux chez eux, le choc sera moins rude. Naturellement, nous nous rendrons aux funérailles, et nous y emmènerons quelques anges. Il faut qu’ils voient un corps humain disparaître dans les flammes.

— Ce n’est peut-être pas une bonne leçon à leur apprendre, objecta Hushidh.

— Pourquoi ? Tu imagines que certains anges nourrissent la secrète envie de massacrer tous les humains ?

— Pas du tout ; mais je crois que certains espèrent que nous empêcherons les fouisseurs de les attaquer et de leur voler leurs bébés pour les dévorer et bâtir des piédestaux avec leurs os. Je ne tiens pas à ce qu’ils constatent qu’on peut nous mutiler et nous tuer.

— Étant donné surtout la façon dont Vas est mort », dit Oykib. Ils insistèrent alors pour qu’il décrive ce qui était arrivé, après quoi ils le regrettèrent visiblement.

« Mieux vaut que les anges sachent nos faiblesses, répéta Nafai. C’est sur leur propre force qu’ils doivent compter, et aussi sur l’attention et la sagesse du Gardien de la Terre.

— Le Gardien ? s’étonna Oykib. Ils le connaissaient déjà ?

— Oui, mais pas sous ce nom ; c’est nous qui le leur avons appris. Il y a toujours eu des rêveurs chez eux, et Luet en a trouvé plusieurs qui réagissent bien à des transes du type de celles où elle se plongeait quand elle était la sibylle de l’eau de Basilica. Le Gardien communique avec eux. Et de mon côté, j’essaye d’imaginer quelles armes pourraient leur permettre de résister aux fouisseurs si jamais la guerre éclatait.

— Tu ne nous crois pas capables de maintenir la paix entre eux ?

— Je ne nous crois déjà pas capables de la maintenir entre nous ! La preuve : les deux premiers meurtres ont eu lieu chez nous.

— Est-ce que je vais vous paraître horrible, demanda Hushidh, si je vous dis qu’Obring ne va pas me manquer du tout ?

— C’est le contraire qui serait surprenant, répondit Nafai. Mais Vas aurait voulu être quelqu’un de bien, je pense. »

Oykib ricana. « S’il l’avait vraiment voulu, il y serait arrivé, Nafai. On est ce qu’on veut être.

— Voilà un point de vue bien peu charitable, fit Hushidh. À t’entendre, on dirait que les gens sont entièrement responsables de leur conduite.

— Et c’est faux ?

— Tu n’as jamais observé un petit de trois ans qui fait une bêtise ? Il se tourne vers la personne la plus proche, enfant ou adulte, et il lui crie : “Regarde ce que tu m’as fait faire !” C’est ça, l’univers moral dans lequel vivaient Vas et Obring et où vivent encore Sevet et Kokor. »

Aux funérailles, Kokor surveilla étroitement Sevet afin de ne se laisser distancer ni d’une larme ni d’un sanglot. Pas question que cette vieille garce fasse davantage ses choux gras de son veuvage que moi, songeait-elle. Après tout, c’est son mari qui a tué le mien ; et c’est elle qui l’y a poussé parce qu’elle a été assez maladroite pour se faire pincer. Moi, j’ai couché avec Elemak avant même d’embarquer dans le vaisseau et personne ne s’est douté de rien ! Mais Sevet est incapable de garder ses petites liaisons secrètes. Naturellement, c’est peut-être volontaire ; si ça se trouve, c’est comme ça qu’elle prend son pied, à voir les gens devenir fous de malheur et jeter feu et flamme devant ce qu’elle a fait et avec qui !