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Quelques minutes plus tard, il rentrait d’un pas vacillant dans la cité des fouisseurs, pleurant à chaudes larmes, clamant son chagrin de la mort de son ami et se reprochant de n’avoir pu sauver le juste, le magnifique Nen. « Personne n’a jamais eu pire ami que moi ! criait-il. Qu’on me tue, par pitié ! Je ne veux pas vivre avec le sang de Nen sur les mains ! » Mais quand ils arrivèrent sur la scène de l’« accident », les hommes de la cité dégagèrent Fusum de toute responsabilité et le récit de son immense peine à la mort de son ami bien-aimé fit le tour de toute la population. Ainsi, un peu de la gloire de Nen demeura associée à Fusum, et beaucoup, à présent que Nen n’était plus, commencèrent à placer en lui leurs espérances pour l’avenir.

14

Paroles

Nafai ignorait si son rêve provenait du Gardien ou de Surâme, ou encore s’il était issu de ses propres inquiétudes. Peut-être la cause en était-elle toute simple : il s’était aperçu que dans tout ce qu’ils enseignaient, aussi bien aux anges et aux fouisseurs qu’à leurs enfants, aucune raison valable n’émergeait pour qu’ils apprennent à lire et à écrire.

À quoi bon ? Est-ce que ça faisait pousser plus vite les récoltes ? Est-ce que ça permettait de maintenir les troupeaux dans leurs enclos, la nuit ? Est-ce que ça aidait à faire fuir les prédateurs ? Est-ce que ça empêchait les enfants de tomber malades ?

Quand il s’en ouvrit à Luet, elle resta sereine. « Nyef, nous n’essayons pas de recréer Basilica. C’est impossible. Il va manquer une foule de choses à la prochaine génération ; il faut apprendre aux enfants les plantes qui soignent telle et telle infection, celles qui guérissent différentes maladies ; il faut leur enseigner les principes de l’hygiène pour qu’ils évitent de polluer leurs réserves d’eau ; il faut…

— Il faut qu’ils demeurent humains.

— Ce n’est pas l’écriture qui fait de nous des humains.

— Ah bon ? Et c’est quoi, alors ?

— Les fouisseurs et les anges sont intelligents. Ce sont des gens au même titre que nous. Et pourtant ils ne savent ni lire ni écrire. »

L’argument était imparable, et, au ton de Luet, c’était un problème qui ne méritait pas qu’on s’inquiète. Cependant, ils avaient bien appris à leurs propres enfants à lire et à écrire, non ? Ils avaient risqué la mort durant le voyage pour leur enseigner l’usage des ordinateurs, pour qu’ils s’absorbent dans les millions de volumes où se concentraient le savoir et l’histoire de l’humanité, et tout cela aurait disparu dès la prochaine génération.

Laquelle était déjà là. Au cours des cinq ans qui avaient suivi l’arrivée, les jeunes gens dans les âges de Chveya et Oykib avaient tous fondé des familles. Leurs enfants grandissaient et lorsqu’ils auraient six, sept ou huit ans, existerait-il seulement une école pour les accueillir ? Non, ils se mettraient à l’étude des techniques de survie ; ils travailleraient côte à côte avec les fouisseurs et les anges à labourer les champs, à cueillir des baies dans la forêt, à construire des enclos et des murs, à glaner, à éliminer les mauvaises herbes, à planter et à moissonner, à tanner des peaux et à ciseler le cuir, à carder la laine et à la filer… Où irait se glisser au milieu de toutes ces activités un moment où ils auraient besoin de savoir lire ? Les passagers du vaisseau s’étaient préparés une vie nouvelle en apprenant à l’avance ce qu’il leur faudrait savoir pour survivre sur un nouveau monde ; aujourd’hui, ils y étaient installés et la génération suivante s’instruisait auprès des adultes et non plus dans les livres.

C’était très bien ainsi. Ça ne faisait de tort à personne. Ce qu’il fallait savoir pour survivre était enseigné. Que désirer de plus ?

Et pourtant Nafai ne pouvait se défaire d’un certain malaise. Tout au long des quarante millions d’années qu’avait duré l’histoire de l’humanité sur Harmonie, les hommes avaient su lire et écrire. Les langues subissaient des dérives, des transformations avec les siècles et les mouvements de populations, mais l’écriture demeurait. On pouvait retrouver le passé, en tirer des leçons. C’était l’écriture qui permettait à une communauté de conserver sa mémoire en dehors des individus qui la constituaient.

Combien de temps faudra-t-il avant qu’on m’oublie, moi, et Luet, Père et Mère ?

Il eut soudain un rire de dérision : quelle vanité de vouloir obliger les gens à savoir lire et écrire uniquement pour qu’ils se rappellent qu’il avait vécu ! Dans dix générations, ça n’aurait plus aucune importance.

C’est au début de la sixième année qu’il fit le rêve. Il vit un homme à la tête d’une grande nation d’anges et d’humains ; des fermes s’étendaient de part et d’autre d’un large fleuve, sur des kilomètres et des kilomètres, à perte de vue. Des anges volaient çà et là, des chèvres et des chiens tiraient des charrettes et des traîneaux sur les routes. Des bateaux circulaient sur le fleuve, certains avec des fouisseurs, d’autres des anges comme équipage. Et un peu partout, au sommet de hautes tours qui dépassaient la cime des arbres, des guetteurs surveillaient la région si bien que nul ne pouvait s’en approcher sans être repéré.

Celui qui dirigeait cette grande nation était las et inquiet. Des ennemis le cernaient de toute part et, chez lui, des factions menaçaient de déchirer le tissu de la communauté. Des villes jadis indépendantes oubliaient qu’en ce temps-là elles avaient faim aussi ; des gens dont les ancêtres avaient régné oubliaient que ces aïeux avaient péri sous les coups de leurs ennemis et que leurs peuples n’avaient survécu qu’en se plaçant sous la protection de la grande nation. Des gens cupides accumulaient les richesses par tous les moyens possibles, le complot, la tromperie, la violence et même le meurtre de leurs concurrents. C’était une contrée magnifique, mais l’empêcher de sombrer apparaissait chaque année plus difficile, et l’homme était au désespoir.

Seul et rempli de crainte, il se rendit dans sa petite maison et ouvrit une boîte qu’il gardait cachée dans une jarre de maïs sec. Il en sortit une liasse épaisse de feuilles de métal reliées d’un côté par des anneaux. Nafai comprit qu’il s’agissait d’un livre : on y voyait des inscriptions, et l’homme l’ouvrit puis se mit à en tourner les pages.

Sans comprendre comment, Nafai sut ce que les mots exprimaient, les images que leur lecture évoquait à l’homme. Il lisait l’histoire de Volemak, lorsqu’il avait vu un pilier de feu dans le désert et s’était précipité à Basilica pour avertir la population de sa destruction prochaine ; puis il passa à l’épisode où Nafai et ses frères revinrent à la cité pour y récupérer l’Index ; il vit Nafai dressé au-dessus du cadavre de Gaballufix et il hocha la tête. Parfois, celui qui s’occupe d’une communauté doit agir d’une façon qui nuit à l’individu. L’homme intègre n’y voit jamais une solution de facilité et l’évite quand il le peut ; mais quand il doit se montrer impitoyable, il l’est sans renâcler et il opère au grand jour, en personne.