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C’est de moi qu’il a appris ça, songea Nafai, et soudain il comprit que c’était lui l’auteur du livre, qu’il y avait écrit l’histoire de sa vie, de la vie et des actes de tous les membres de sa communauté, leurs gestes malveillants et leurs faits héroïques, leurs heures de doute et leurs succès éclatants. Et cet homme, ce chef, ce roi se plongeait dedans, il y trouvait des récits, des anecdotes qui lui portaient conseil, une sagesse qui consolidait sa résolution, un amour qui lui enseignait la compassion, une espérance qui entraînait de nobles actions, même si les espoirs eux-mêmes ne se réalisaient pas.

Nafai se réveilla et se dit : Pour être aussi net, ce rêve doit me venir de Surâme. Ou du Gardien de la Terre, peut-être.

Oui, mais il colle si parfaitement avec mon désir de voir la lecture et l’écriture perdurer parmi les miens qu’il peut très bien aussi en découler.

Certes, mais alors d’où lui venait ce désir ? Pourquoi vouloir si fort préserver le langage écrit chez ses descendants ? Ce désir ne pouvait-il pas avoir sa source chez le Gardien ?

Non, pensa-t-il. Il est né de mon souvenir du cadavre de Gaballufix étendu à mes pieds, tué par moi pour lui prendre l’Index. Et à quoi l’Index servait-il ? C’était mon moyen – notre moyen – d’accès aux immenses connaissances contenues dans le vaisseau qui nous a conduits jusqu’ici. C’était la clé qui permettait de s’immerger dans tout le savoir de Surâme. Qu’en aurions-nous fait si aucun d’entre nous n’avait su lire ni écrire ? Pour des illettrés, l’Index n’aurait eu aucune valeur ; par conséquent, personne n’aurait eu à mourir pour que je puisse m’en emparer. J’ai fait ce rêve pour justifier mes actes à mes propres yeux.

Mais alors même qu’il rejetait ce songe comme sans intérêt, il sut pourtant qu’il s’y conformerait.

Sans rien expliquer à personne, il prit congé de Volemak et de Luet, puis se rendit à bord de la navette sur un site où les cartes signalaient la présence d’or. La veine, riche, avait été poussée à la surface de la terre lors des vastes plissements et des soulèvements qui s’étaient produits au cours des quarante derniers millions d’années. En deux journées de travail solitaire, Nafai, armé d’outils solides choisis dans les entrepôts du vaisseau, eut extrait plusieurs kilos d’or massif de la veine à nu qui courait sur le flanc de la montagne. Il passa encore un jour à raffiner le métal jusqu’à l’épurer totalement ; puis il le martela en feuilles lisses, en se servant de la coque dure de la navette comme d’une enclume. Même en plaques très fines, le métal restait lourd une fois empilé. Il fallut trois jours à Nafai pour fabriquer les feuilles d’or, et pendant ce temps il ne s’arrêta que brièvement pour manger ce qui lui tombait sous la main. Il avait faim, mais l’œuvre qu’il accomplissait comptait plus pour lui que ses repas.

Ses premières expériences lui prouvèrent que les arabesques élégantes de l’alphabet en usage depuis des milliers d’années sur Harmonie se prêtaient très mal au traçage à la main sur de l’or. Il fallait trouver des formes plus carrées aux lettres tout en évitant les ressemblances entre elles. De plus, l’orthographe de certains sons exigeait trop de lettres ; il la modifia en inventant cinq nouvelles lettres pour représenter des sons qui en réclamaient auparavant deux chacun. Il en résulta une nette compression du langage écrit et, tout en gravant son texte, Nafai le réduisit encore en ne se servant que de quelques lettres pour remplacer les mots les plus courants.

Je suis vraiment gonflé de modifier la langue comme ça ! se dit-il. Qui pourrait comprendre un pareil charabia ?

À l’évidence, les seules personnes capables de déchiffrer aisément ce texte seraient celles auxquelles il aurait appris à lire et à écrire et qui sauraient donc ce que signifiaient les symboles. Autre aspect important : celui qui saurait reconnaître l’écriture utilisée sur les feuilles d’or décoderait sans mal l’alphabet de la langue de Basilica, donc de la bibliothèque de l’ordinateur de bord. Tant que la langue n’aurait pas trop évolué, ses descendants ne seraient pas coupés de leur héritage littéraire si l’occasion se présentait à eux de le récupérer.

L’or ! Quel support approprié pour le trésor que constituerait son livre, comme il l’espérait ! Cependant, ce n’était pas pour sa valeur d’échange qu’il avait choisi ce métal, mais pour les mêmes raisons qu’on l’avait utilisé pour battre monnaie dans la majorité des cultures, presque tout au long de l’histoire humaine. Mou et facile à modeler, il était néanmoins assez ferme pour garder la forme qu’on lui donnait ; de plus, il n’était sujet ni à la corrosion, ni à la corruption, il ne se ternissait pas, bref il ne se dégradait en aucune manière. Longtemps après la mort de Nafai, les lettres perdureraient sur les pages de son livre de métal.

Il chargea les feuilles dans la navette ainsi que l’or en surplus et rentra au village. Là, il ne donna aucune explication sur son trajet ni sur ce qu’il avait fait ; ce n’était pas qu’il voulût tromper ses amis ni qu’il n’eût pas confiance en son père, en sa mère, en Luet ou en personne d’autre, mais il était gêné d’en parler, de paraître ridicule.

Non, ce n’était pas ça, pas ça du tout, et il le savait. Tout en travaillant à la flamme tremblotante d’une lampe d’argile dont la mèche flottait sur de la graisse fondue, il sentait du pouvoir dans l’œuvre qu’il accomplissait. Je suis en train de me projeter dans l’avenir, et du même coup j’y projette ma vision de tout ce qui nous est arrivé. Plus tard, on ne connaîtra de ces événements que la version que j’en aurai rédigée ; nos descendants nous verront par mes seuls yeux. C’est moi qui vivrai dans leur souvenir, moi qui parlerai à l’oreille de ce grand chef – s’il existe un jour, si mon livre survit, s’il s’y trouve la moindre parcelle de sagesse.

C’est ce texte gravé sur ces pages d’or qui me rend immortel. Quand tous les autres seront morts, moi je serai toujours vivant, toujours lumineux. Voilà pourquoi je garde le secret, pourquoi je n’en parle pas. C’est de l’égoïsme pur et simple.

Non.

Je me connais bien. Je n’ai pas honte d’avouer que mes motifs sont impurs.

Ce n’est pas de l’égoïsme mais de la générosité. Tu transmets à tes enfants de la dixième et de la vingtième génération une certaine intelligence de leur passé. Tu leur permets de comprendre pourquoi les humains, les fouisseurs et les anges cohabitent ici.

Et si c’était Elemak qui écrivait ce livre ? Est-ce qu’il ne serait pas complètement différent ?

Ce serait un tissu de mensonges.

Un conteur ne peut s’empêcher de déformer ce qu’il raconte. Inconsciemment, moi aussi je mens en donnant aux événements une tournure qui me les rend compréhensibles. Quelqu’un d’autre les décrirait différemment. Mon point de vue n’est pas obligatoirement le meilleur.

Ce que tu es en train de créer aura plus tard valeur d’objet sacré, de symbole d’autorité qui se transmettra de génération en génération. Comme l’Index ; il a duré quarante millions d’années.

Nafai étouffa un éclat de rire afin de ne pas réveiller Luet ni les trois derniers, nés depuis leur installation chez les anges, ni les jumeaux qui dormaient dans la soupente en rêvant de nouveaux tours et de nouveaux accidents à inventer pour obliger leurs parents à vivre dans une terreur perpétuelle.

Tu ris, mais tu sais que c’est la vérité.