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Dis-moi, Surâme, mon vieil ami, est-ce toi qui m’as envoyé ce rêve ?

Non.

C’est le Gardien, alors ?

Tu sais bien que j’ignore ce que le Gardien fait ou ne fait pas.

Donc, ce pourrait n’être que le fantasme personnel d’un homme qui atteint l’âge mûr et sent la mort commencer à le rattraper.

Quand ce ne serait que cela, en quoi serait-ce un acte moins sage ? Un présent moins beau à léguer à l’avenir ?

Il faudra que j’enseigne à quelqu’un à déchiffrer mon alphabet ; que je trouve quelqu’un à qui donner mon livre pour le transmettre à son tour.

Tu trouveras quelqu’un. Peut-être n’est-ce encore qu’un enfant, aujourd’hui. Mais quand le moment sera venu, tu sauras sans hésitation qui doit hériter du livre.

Je ne cache rien, dedans. S’ils le lisent, mes enfants diront : « Mais pourquoi a-t-il raconté tout ça ? Il ne pouvait pas nous laisser tranquilles ? » Mes erreurs seront étalées au grand jour et ils me mépriseront.

Et alors ? Tu seras mort.

Et si Elemak le lit, il me tuera et détruira le livre. Tu le sais, ça.

Je te conseille donc de ne pas le lui montrer.

Ni à lui ni à personne. Toutes ces heures de travail, est-ce pour rien ?

À ton avis ?

Nafai ne sut que répondre. Mais il continua d’écrire et d’écrire encore, de plus en plus petit, avec un alphabet toujours plus compact, parvenant ainsi à insérer toujours davantage de mots dans une page. Son texte se dépouillait chaque jour un peu plus.

Et qu’écrivait-il ? D’abord, ce fut un récit très personnel, un compte rendu le plus précis possible de la vie à Basilica, de la traversée du désert, de la découverte de l’astroport de Vusadka. Mais à partir de l’arrivée sur Terre, le point de vue se fit plus général ; il décrivit ce qu’ils avaient appris sur les fouisseurs et les anges dans l’ordre où les divers éléments avaient été découverts ou percés à jour ; les résultats des expéditions qu’avait faites Zdorab à bord de la navette pour cartographier le pays et rapporter des échantillons de plantes et d’animaux à Shedemei ; la culture des anges et celle des fouisseurs ainsi que leur façon de réagir aux innovations qu’y apportaient les humains ; les intrigues politiques nées de la disparition des dieux et de la déstabilisation des deux communautés indigènes, anges et fouisseurs.

Car les anciens dieux disparaissaient. On ne peut pas cohabiter avec des dieux en continuant à croire en eux, estimait Nafai. Et il avait eu beau expliquer aux uns et aux autres, une fois passées les tensions du début, que ni lui ni Volemak n’avaient jamais été des dieux, que leurs pouvoirs ne procédaient que d’un mélange de technologie et de science, qu’aucun humain des temps modernes n’avait la capacité de reproduire même la plus simple des machines du vaisseau, malgré tout il sentait que beaucoup lui reprochaient de leur avoir ouvert les yeux. Emiizem la première : quand il lui avait révélé que la figure d’argile qu’elle avait adorée et chérie presque toute sa vie n’était, en ce qui le concernait, qu’une sculpture remarquablement réalisée par un ange de talent nommé Kiti, elle ne l’avait pas remercié ; elle avait réagi comme s’il l’avait giflée. « Dois-je détruire cette statue, alors ? avait-elle demandé d’un ton amer :

— Détruire un objet d’une telle facture ? s’était écrié Nafai. Détruire quelque chose qui vous a aidée à devenir la noble prêtresse que vous êtes ? »

Mais elle avait refusé de se laisser adoucir par ces louanges ; toutes sincères qu’elles fussent, ce n’était plus pour elle que des flatteries. En repoussant sa vénération, Nafai lui avait porté le coup le plus cruel de son existence. Il l’avait vue se faner peu à peu ; certes, elle continuait à vivre et à diriger son peuple avec sagesse et fermeté, mais le cœur n’y était plus. Ce n’était pas seulement la foi qu’elle avait perdue, mais aussi l’espoir.

Les anges n’avaient pas connu ces difficultés. Étant donné que leur premier contact avec les humains avait été le spectacle de la fureur d’Elemak, ç’avait été un soulagement pour eux d’apprendre que ce n’étaient pas des dieux. Mais les humains connaissaient tant de secrets et leur savoir, mis au service des anges, sauvait tant de vies et améliorait tant la santé de chacun que leur relation se teintait encore d’adoration, et par conséquent d’un peu – ou de beaucoup, peut-être – de déception quand un humain faillissait à sa tâche, donnait un mauvais conseil ou faisait une prédiction qui se révélait fausse.

Nafai comprit que ce qui manquait à tous, fouisseurs, anges et humains, c’était quelqu’un d’extérieur en qui placer sa soif de sagesse et de vertu. Il devenait nécessaire que chacun voie dans le Gardien de la Terre celui qui ne pouvait pas se tromper.

Nafai n’avait pourtant aucune certitude sur son infaillibilité. Il était loin d’entendre la voix du Gardien avec la même clarté que celle de Surâme ; à vrai dire, il ignorait même si les rêves et les paroles qui lui venaient étaient bien du Gardien. Quant à sa nature, il n’en avait aucune idée. Cependant, sa réalité ne faisait pas de doute : rien d’autre ne pouvait expliquer la statue à l’exacte ressemblance de Nafai sculptée à l’époque où il embarquait sur le vaisseau à destination de la Terre, ni les rêves que tant des siens avaient faits sur Harmonie, rêves où ils voyaient des fouisseurs et des anges alors que Surâme ignorait totalement que c’étaient là les créatures qui peuplaient la Terre. Toutefois, ces rêves restaient toujours équivoques et marqués par les espoirs, les craintes et les souvenirs personnels du rêveur, si bien qu’on ne savait jamais où finissait le message du Gardien et où commençait le fantasme.

Pourtant, Nafai avait beau n’avoir qu’une perception limitée du Gardien, il savait que la foi placée en cette entité remplirait une fonction sociale. Le Gardien représenterait l’autorité supérieure, l’être infaillible, le dépositaire de la Vérité. Quand il serait évident que les humains, même les plus sages, en savaient bien peu, que les miracles les plus merveilleux n’étaient que le produit du travail d’une machine ou de l’exploitation d’un savoir ordinaire, personne n’en ressentirait de déception car chacun saurait que les humains, les anges et les fouisseurs étaient finalement tous égaux aux yeux du Gardien de la Terre, tous également ignorants, faibles et dépourvus de sagesse comparés à lui.

Nafai fit part de ses réflexions à Luet qui se déclara d’accord. Elle entreprit de parler du Gardien aux femmes anges, en adaptant leur ancienne mythologie en un récit cohérent qui remplaçait tous les dieux bénins par divers aspects du Gardien. Avec les hommes, Nafai s’y prit de façon un peu plus brutale : il éjecta carrément tous les dieux et ne conserva que quelques légendes d’origine ; les autres ne disparaîtraient pas, naturellement, mais il voulait que les anges repartent sur un noyau pur de connaissances concernant le Gardien, même si ces connaissances étaient en vérité fort minimes.

Cela fait, Oykib et Chveya furent mis dans la confidence, et ils enseignèrent sans tarder, l’un aux fouisseurs mâles, l’autre aux fouisseuses, à connaître le Gardien de la Terre. À leur tour, ils adaptèrent les croyances de ce peuple ; à leur tour, ils avouèrent franchement ne pas en savoir long sur le Gardien. Mais ils savaient au moins ceci : le Gardien voulait que les humains, les fouisseurs et les anges cohabitent en paix.

L’ennui, c’est qu’à mesure que l’ancienne religion s’effaçait, à mesure que les fouisseurs prenaient de moins en moins part au raid annuel pour s’emparer des statues des anges en période d’accouplement, leur taux de natalité semblait lui aussi en recul, tandis que les anges prospéraient et que leur population se développait à une vitesse presque alarmante. On commença de murmurer chez les fouisseurs que la nouvelle religion du Gardien de la Terre s’intégrait en réalité dans une conspiration visant à les éliminer afin que les anges et les humains puissent se partager le monde. Ces fables n’obtenaient pas une large audience, mais suffisante tout de même pour qu’on s’en préoccupe : il y avait toujours des gens pour exploiter ce genre de rumeurs. Et de fait, lorsqu’il arriva aux oreilles de Nafai que ce n’étaient pas tous les humains mais seulement ses partisans et lui qui complotaient la perte des fouisseurs, il comprit que quelqu’un cherchait déjà à tourner ces inquiétudes à son profit.