— Je n’ai jamais entendu parler d’un système d’une complexité aussi invraisemblable ! s’exclama Issib. C’est ridicule !
— Tout à fait, répondit Shedemei. Il est impossible qu’il se soit développé naturellement. Pourquoi les fouisseurs et les anges auraient-ils acquis indépendamment des organes qui les rendent stériles ? Ça ne présente aucun intérêt du point de vue de l’évolution. Et d’ailleurs, pourquoi les anges ne se sont-ils pas éteints avant de commencer à sculpter des statues, tout simplement ? Comment se fait-il que les fouisseurs n’aient pas disparu avant d’avoir découvert les vertus des statues quand on les frotte sur soi ? Et pourquoi une espèce de planaire aurait-elle justement besoin d’un agent chimique particulier à la salive des anges pour faire éclore ses œufs ? Et pourquoi les anges auraient-ils acquis une enzyme qui ne leur sert à rien sinon à dissoudre la coquille des vers ?
— Il y a beaucoup de choses bizarres dans la nature, dit Oykib.
— Bien sûr. Quand je disais qu’il n’y avait aucune chance que ce système soit apparu naturellement, j’entendais que, à mon sens du moins, la coïncidence est telle que je ne peux pas y voir une cause naturelle. Ce système a été imposé aux fouisseurs et aux anges.
— Pour le moment, ce n’est pas le sujet, intervint Zdorab. Shedya a une réponse à cette question, mais ce qui nous intéresse actuellement, c’est qu’il faut révéler la vérité aux fouisseurs. Ils doivent se resservir des statues et en obtenir de nouvelles.
— On pourrait convaincre les anges de leur donner les leurs, proposa Padarok. Après tout, une fois que les femmes ont jugé le travail des hommes, ils n’en ont plus l’usage.
— Peut-être, acquiesça Shedemei. Mais il n’y a pas que les fouisseurs qui souffrent de notre ingérence. Cette relation, ce rapport entre eux et les anges dure depuis des millions d’années. Quarante, pour être précise. Et au long de toutes les générations que cela représente, certains schémas ont émergé. La gémellité chez les anges, par exemple : toutes les grossesses sont doubles. Ce n’est pas par hasard. Quand il se produit une naissance unique – nous ne l’avons observé que deux fois, et jamais dans notre village d’anges – l’enfant est tué et la mère définitivement interdite d’accouplement. En d’autres termes, les naissances uniques sont impitoyablement éliminées de leur société. Pour moi, il s’agit d’une réaction au fait que les fouisseurs suivent les anges où qu’ils aillent. Ils y sont obligés pour se fournir en statues ; mais en même temps, ils ne peuvent s’empêcher de voir dans les anges une source commode de viande, surtout quand les petits sont à l’âge difficile où ils volent encore très mal, mais déjà trop lourds pour que leurs parents puissent les emporter ensemble dans les airs. De fait, grâce au système des jumeaux, chaque génération d’anges voyait le bilan s’établir aux alentours d’un mort pour un survivant. Bon an mal an, la coopération au sein de la communauté permettait aux deux tiers, voire aux trois quarts des paires de jumeaux de passer le cap indemnes. Mais aujourd’hui, dans notre village, tous les jumeaux atteignent l’âge adulte, et tous les anges handicapés, chétifs ou malades survivent, alors que, dans les autres villages, les fouisseurs se chargent de les éliminer. Bref, les anges ont mis au point une stratégie de reproduction qui dépasse de loin leur capacité démographique maximum, ceci afin de résister aux coupes franches opérées par leurs prédateurs. Mais quand ces derniers font défaut, c’est aussitôt une explosion anarchique de population.
— Un équilibre délicat, ajouta Zdorab. J’ai découvert un village où la situation avait atteint un stade critique. Les fouisseurs avaient aboli toute discipline et ne se contentaient plus de dévorer les bébés et les inadaptés : ils éliminaient systématiquement tous les anges de leur secteur. À mon arrivée, seules quelques familles d’anges survivaient en état de siège. Mais les fouisseurs payaient déjà leurs excès : ils possédaient naturellement une foule de vieilles statues, mais pas une seule nouvelle depuis cinq ans, si bien que leur taux de natalité dégringolait, exactement comme chez nous. Pas aussi brutalement, bien sûr, puisqu’ils vénéraient encore leurs statues, mais elles contenaient de moins en moins d’enzymes. Les naissances se raréfiaient donc, et avec la réduction du nombre de prédateurs, la population des anges n’allait pas tarder à se remettre à augmenter. À ce moment, celle des fouisseurs survivants se rétablirait aussi. »
Shedemei reprit la parole. « Comme vous le voyez, c’est une question d’équilibre social. Les fouisseurs ne doivent pas chasser trop d’anges pour les manger, sans quoi ils perdent leur capacité de reproduction. C’est un système d’auto-compensation.
— Qu’est-ce qui empêche les anges de s’en aller fonder une colonie là où il n’y a pas de fouisseurs ? demanda Protchnu.
— Rien, répondit Shedemei, et je pense que c’est souvent arrivé. Mais ils ne peuvent s’installer que là où l’on trouve de l’argile contenant les fameuses planaires, c’est-à-dire uniquement dans une région avec un régime de crues saisonnières et à une altitude où les planaires survivent. La fourchette est rudement étroite ; elle est assez courante dans le massif où nous sommes, mais pas ailleurs. Quant aux fouisseurs, ils se répandent très loin ; à mon avis, les anges peuvent bien s’en aller où ils veulent, un fouisseur finira toujours par tomber sur eux. À ce moment-là, il rentre chez lui annoncer qu’il a découvert un nouveau site béni des dieux et on y envoie une colonie. Mais le système fonctionne en réalité au bénéfice des anges. Sans fouisseurs pour dévorer les petits, leur population atteint rapidement sa limite.
— Il faudrait donc, demanda Nafai, laisser les fouisseurs recommencer à manger les bébés des anges ? C’est ça que tu suggères ?
— C’est la question, répondit la généticienne. C’est toute la question. »
Chveya intervint : « Est-ce que ce système est en rapport avec l’évolution de l’intelligence chez les deux espèces ?
— En partie, je pense. Les anges femelles choisissent leurs compagnons en se fondant sur la complexité, la beauté, l’originalité et la précision de leurs sculptures. Manifestement, plus un mâle est intelligent et créatif, plus il a de chances de se reproduire tôt et fréquemment. Pour les fouisseurs, c’est un peu différent ; pour tuer des anges, ils doivent se montrer astucieux et retors. Nous ne nous en sommes pas bien rendu compte, naturellement, parce qu’ils étaient devenus tellement rusés que les anges avaient presque renoncé à déjouer leurs manœuvres. Mais nous avons tous vu les pièges que les anges installaient autour de leurs villages ; les fouisseurs les moins intelligents s’y laissaient peut-être prendre. Aujourd’hui, ils les reconnaissent et les évitent facilement. Mais il est possible justement que leur intelligence ait évolué parce que seuls les plus futés échappaient aux pièges et parvenaient à voler des statues et des bébés anges.
— Autrement dit, fit Chveya, leur intelligence a évolué naturellement. C’est cette relation symbiotique qui est anormale.
— Elle n’est pas seulement anormale, rectifia Shedemei : elle est d’origine humaine.
— Comment l’avez-vous découvert ? demanda Protchnu.
— En partant de la conviction que ça ne pouvait pas être naturel. Nous savions aussi que les humains avaient disparu de la Terre à l’époque de l’émigration vers Harmonie et probablement vers d’autres mondes. En menant des recherches grâce à l’Index, nous avons découvert que le seul chapitre sur lequel la bibliothèque du vaisseau ne possède pas d’informations utiles, c’est celui qui porte sur l’état de l’humanité au moment de l’émigration. »