L’archiviste enchaîna : « Nous avions toujours imaginé que c’était une époque si affreuse que les hommes avaient préféré l’oublier ; il y avait de vagues allusions à des guerres où l’on se serait servi d’armes formidables, puissantes au point d’avoir transformé pendant quelque temps la Terre en une boule de glace. C’est ce que Surâme lui-même croyait. Et puis, un jour, Nafai a fait une réflexion, et j’ai compris que ça ne tenait pas debout ; il avait dit : “Comment ceux qui ont sauvé l’humanité en quittant la Terre ont-ils pu se laisser oublier aussi complètement ?” Alors, j’ai pensé : C’est impossible, naturellement. J’ai donc entrepris de fouiller la mémoire des ordinateurs du vaisseau, ceux qui ne sont pas liés à Surâme. Et je suis tombé sur ce que je cherchais : une base de données à laquelle Surâme n’avait pas d’accès conscient. Son titre, traduit le plus littéralement possible, est le Livre des péchés de l’espèce humaine.
— Les péchés ? répéta Mebbekew.
— C’est la traduction la plus économique ; en réalité, le terme signifie “erreurs volontaires” ; “crimes de négligence évitable”, peut-être. J’ai trouvé que “péchés” résumait bien tous ces sens.
— Et que contient ce livre ? demanda Nafai.
— Je viens de le trouver ; je ne l’ai pas lu en entier et ça m’arrangerait que ceux qui ont du temps et que le sujet intéresse m’aident à le traduire. La langue est proche de plusieurs autres connues mais elle est extrêmement archaïque et Surâme n’a jamais remis le texte à jour puisqu’il n’avait pas conscience de son existence. Quoi qu’il en soit, une de mes premières découvertes a été l’explication de l’origine des anges et des fouisseurs. Ça fait partie des fameux “péchés”. »
Il appela sur l’écran le plus proche un document qu’il lut à haute voix :
« Nous avons péché en manipulant les gènes des animaux, en leur donnant l’intelligence sans la liberté, le talent sans le pouvoir, le désir sans l’espoir. Nous en avons usé pour notre divertissement, nous jouissions de leurs peintures, de leurs sculptures, de leur musique, de leurs danses tout en gardant les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les danseurs en prison. S’ils s’échappaient, leur liberté demeurait sans valeur car ils ne pouvaient avoir d’enfants qu’en captivité. C’était une abomination et le Gardien de la Terre s’est dressé là contre, il a chassé les fabricants et les propriétaires d’esclaves et il a libéré les petites espèces. »
Shedemei prit la parole. « À mon avis, le rapport avec les fouisseurs est évident. Les anges seuls perpétuent une forme d’art, mais c’est peut-être pour cela qu’ils ont été créés. Quant aux fouisseurs, ni Zdorab ni moi ne voyons à quoi ils pouvaient servir à l’origine.
— À fouir, dit Elemak.
— C’est possible. Ce n’est pas parce que le Livre des péchés ne mentionne que les animaux intelligents produits pour le divertissement des humains qu’il n’en existait pas certains qu’on avait génétiquement améliorés pour accomplir des tâches plus triviales, comme chercher des dépôts souterrains de minéraux, par exemple, ou creuser des tunnels, tout bêtement.
— Ou s’occuper des égouts, fit encore Elemak.
— Je vous l’ai dit, nous n’en savons rien. Pour moi, il y a des chances que les ancêtres des fouisseurs n’aient pas été très intelligents ; améliorés physiquement, oui, mais pas mentalement. Pourtant, ils ont survécu parce qu’ils ont tout de même été assez malins, ou assez chanceux, pour s’installer près d’une tribu d’anges, à moins que, par un pur hasard, ils se soient frottés contre les statues.
— Il se peut aussi qu’ils aient survécu, intervint Zdorab, parce que leurs ancêtres vivaient dans des terriers et ceux des anges dans des cavernes, si bien que lorsque la planète s’est trouvée plongée dans un âge glaciaire rigoureux, les deux espèces l’ont passé sous terre, et c’est là qu’elles ont mis au point leur symbiose.
— À moins qu’elles ne l’aient apprise en rêve, dit Luet.
— Eh oui, on y revient, fit Shedemei. Tout le processus répond peut-être à un plan préalable. Quand le Gardien de la Terre a chassé les humains de la planète, allez savoir s’il n’avait pas déjà prévu de remplacer nos ancêtres par de nouvelles espèces ? Et peut-être les avait-il déjà manipulées pour qu’elles accèdent à l’intelligence.
— Et en attendant ce stade, renchérit Zdorab, il les aurait rendues symbiotiques si bien qu’elles ne pourraient plus survivre l’une sans l’autre. Nos ancêtres avaient créé les planaires et imposé des conditions telles que les ancêtres des anges étaient obligés de sculpter l’argile sous peine de ne pas pouvoir se reproduire. Peut-être n’avaient-ils fourni à aucun de leurs animaux un mécanisme leur permettant de se passer d’une intervention humaine pour obtenir les agents chimiques dont ils avaient besoin, et seuls les fouisseurs ont trouvé le moyen de se raccrocher à la méthode de survie des anges. Qui sait si le Gardien n’aurait pas pu tout manigancer ? C’est peut-être à cause de lui que les humains ont inventé la planaire comme vecteur pour créer l’enzyme dont les anges ont besoin. Il est peut-être à l’origine de tout.
— Sauf qu’on ne sait toujours pas qui c’est, insinua Meb.
— J’ai une autre idée, déclara Elemak. Et s’il n’existait pas de Gardien ? Ces rêves que vous avez faits sur Harmonie, vous aviez la certitude qu’ils venaient de ce Gardien fantôme parce que Surâme ignorait tout des fouisseurs et des anges. Or on vient de découvrir qu’il possédait tous ces renseignements dans sa banque de données, mais qu’il n’y avait pas accès consciemment. Vos rêves auraient donc très bien pu provenir de lui sans qu’il s’en rende compte, d’accord ? À partir de là, plus besoin d’un mécanisme quelconque capable de transmettre des rêves plus vite que la lumière entre la Terre et Harmonie !
— Excellente théorie, dit Shedemei. Mais elle n’explique pas le portrait parfait de Nafai qu’a exécuté Kiti cent ans avant notre arrivée. »
Volemak intervint d’une voix glaciale :
« Je ne crois pas très constructif d’imaginer avoir prouvé la non-existence du Gardien de la Terre simplement parce qu’on a découvert le mécanisme naturel par lequel certains phénomènes se sont produits. Nous ignorons quels sont ses pouvoirs et jusqu’où ils s’étendent ; peut-être s’arrêtent-ils à transmettre des rêves aux gens. Prendre leurs désirs pour des réalités fournit de faux dieux à ceux qui ont soif de mysticisme, mais ceux qui souhaitent un monde sans dieu risquent tout autant de tomber victimes de leur propre volonté d’illusion.
— Celle-là, il faut que je m’en souvienne, Père, dit Meb. Quelle profondeur ! »
Elemak sourit mais se tint coi.
« Si nous pouvions laisser de côté la théologie spéculative, reprit Shedemei, je voudrais vous exposer deux possibilités. Voici la première : nous expliquons tout aux anges et aux fouisseurs, après quoi les fouisseurs recommencent à utiliser les sculptures tandis que les anges essayent de maîtriser leur démographie en se reproduisant moins souvent – simplement, peut-être, en obligeant les hommes à ne faire une sculpture qu’une fois tous les deux ans. Il n’y a aucune raison d’en revenir aux massacres de bébés anges. Le problème, c’est que même si ça marche ici, ça n’aura aucun effet ailleurs. Mais c’est peut-être pour ça que le Gardien de la Terre nous a fait venir : pour apprendre aux fouisseurs et aux anges à cohabiter sans tuerie.