— Je croyais qu’on laissait de côté la théologie spéculative, fit Meb.
— L’autre possibilité, poursuivit Shedemei, c’est d’éliminer la glande prophylactique.
— L’éliminer ? s’étonna Volemak.
— J’ai découvert le gène qui la crée. Il est artificiel : on l’a introduit exprès. En procédant par analogie avec les gènes de rats et de chauves-souris non modifiés, nous avons retrouvé tous les gènes rapportés ; ils sont parfaitement identifiables. Pour isoler la clé génétique qui code pour la glande, nous avons introduit chez des rats et des chauves-souris communs toutes les clés artificielles que nous avons découvertes et nous avons attendu de voir chez lesquels se développait la fameuse glande. Sachant désormais quel gène en est responsable, nous pouvons l’éradiquer.
— Comment ? demanda Volemak.
— Par une infection bactérienne porteuse d’une enzyme dont l’unique fonction est de débusquer cette clé avant de la détruire. C’est d’ailleurs la méthode que j’utilise habituellement pour provoquer des modifications génétiques. Simplement, cette fois je me servirai d’une bactérie infectieuse plutôt que des bénignes avec lesquelles je travaille d’ordinaire. Les symptômes sont minimes : chez les fouisseurs, ce seront une légère raideur des articulations et une petite inflammation nasale ; les anges auront peut-être aussi les yeux larmoyants pendant quelques jours. Une fois l’infection disséminée dans l’ensemble des populations d’anges et de fouisseurs, la reproduction ne dépendra plus des planaires. Les anges pourront continuer à sculpter tant qu’ils voudront, bien entendu, mais s’ils arrêtent, ça n’aura aucune importance. La mutation ne concernera que les enfants conçus après l’épidémie, laquelle peut provoquer l’avortement spontané d’embryons de mâles des deux espèces s’ils en sont aux premières semaines de leur développement au moment de l’infection. Mais en une seule génération, la glande prophylactique disparaîtra.
— Ça ne me plaît pas, dit Oykib. Le Gardien de la Terre a mis en place un mécanisme qui maintient l’équilibre et nous allons le détruire.
— Ce n’est pas certain, Okya, répondit Chveya. Ce sont en réalité les humains qui l’ont mis en place, ce mécanisme. C’est indiqué dans le Livre des péchés ; et c’est une des choses que le Gardien abhorrait. On nous a peut-être ramenés ici uniquement pour l’éliminer.
— Pour en revenir à ce que je disais, reprit Shedemei, nous sommes face à un choix. Personnellement, je vote pour l’intervention ; pour moi, éradiquer cette glande, c’est libérer un esclave de ses chaînes. Au bout de quarante millions d’années, il serait temps, non ?
— Eh bien, allons-y, dit Elemak. Ne perdons pas notre temps à discutailler sur ce que le Gardien veut ou ne veut pas. Nous avons la capacité de le faire, nous savons que c’est un acte généreux, alors allons-y et qu’on en finisse ! » Là-dessus, il quitta la pièce.
Plusieurs heures de palabre s’ensuivirent, mais finalement le point de vue d’Elemak l’emporta. S’il fallut si longtemps, c’est à cause de la proposition de Protchnu de demander aux fouisseurs et aux anges leur avis sur la question. Mais tous comprirent vite que ni les uns ni les autres ne possédaient le cadre conceptuel nécessaire pour saisir les implications du problème. « Pour eux, ce ne sera pas de la science parce qu’ils n’ont pas de science, déclara Volemak en prenant sa décision. Ils y verront une affaire religieuse qui déclenchera des divisions et des polémiques et qui risque même d’entraîner une véritable haine envers nous, voire une guerre civile au sein de leurs communautés. Je suis partisan de permettre aux gens de choisir à leur guise quand ils ont les moyens d’appréhender les termes du choix. Mais on ne laisse pas un tout petit décider s’il est prêt ou non à s’aventurer dans la rivière. On l’empêche simplement de s’approcher de l’eau sans même chercher à lui expliquer la notion de noyade. On la lui explique plus tard, quand il est plus grand.
— Alors, comme ça, les anges et les fouisseurs sont nos enfants ? demanda Meb d’un ton moqueur.
— Je préfère les traiter comme nos enfants, répliqua Volemak, qu’à la façon de nos ancêtres, en esclaves et en jouets. La décision est donc prise : nous ne leur expliquerons que ce qu’ils sont capables de comprendre. Oykib se chargera des fouisseurs et Nafai des anges.
J’aimerais que personne d’autre n’aborde le sujet avec eux. Shedemei, il faudra que tu introduises la bactérie le plus vite possible dans les deux communautés.
— C’est très facile : il me suffit d’y exposer dès maintenant toutes les personnes présentes. Vous aurez le nez qui coule un peu, peut-être une légère fièvre dans quelques cas. Ensuite, vous n’avez qu’à poursuivre vos relations habituelles avec nos voisins et la maladie se répandra naturellement. Venez par ici et enduisez-vous l’intérieur du nez avec une noisette de ce gel.
— C’est dégoûtant ! s’exclama une des jeunes femmes.
— Mais non, sauf si tu prends une noisette qui a déjà servi, répondit Protchnu.
— Moi, ce qui m’inquiète, dit Mebbekew, c’est ce que vont devenir ces pauvres planaires. Tout le monde a l’air de s’en taper. J’ai l’impression qu’on a un préjugé en faveur des grosses bêtes ; pourtant, les créatures microscopiques n’ont-elles pas des droits comme les autres ? » Puis il sourit largement et tout le monde éclata de rire.
Pendant la réunion, Elemak, lui, avait un tête-à-tête à part. Il était allé trouver Fusum, récemment couronné roi du sang après la mort de son père.
« J’ai un cadeau pour toi, lui dit Elemak.
— Que pourrais-je bien vouloir de ta part ? répliqua Fusum.
— Holà, mais on est tout gonflé de son importance, on dirait, maintenant qu’on est roi ! »
Fusum émit un grondement. « J’ai ma vie à moi, Elemak. Je ne suis plus un otage ; j’ai des responsabilités.
— Tu as aussi du pouvoir, et, à mon avis, ça ne t’ennuierait pas d’en obtenir un peu plus. Eh bien, c’est ça, mon cadeau : davantage de pouvoir.
— Tiens donc. J’ignorais que tu avais du pouvoir à donner.
— La connaissance, c’est du pouvoir, du moins à ce que j’ai entendu dire. Mais il y a une condition ; tu dois me promettre de dire à ton peuple que l’idée vient de moi.
— Quelle idée ?
— Promets, d’abord.
— Je promets, dit Fusum.
— Mais est-ce que c’est vraiment sincère ?
— Si tu as l’intention de te moquer de moi, tu peux garder ton cadeau !
— Allons ! Maintenant que tu es roi du sang, tu ne supportes plus les taquineries d’un ami ?
— Tu n’es pas un ami, Elemak ; tu es une source profitable de connaissances.
— Mais peut-être qu’aujourd’hui nous pouvons être amis.
— Dis-moi ton idée ou ne me la dis pas, mais décide-toi !
— Bon ; rends-toi tout de suite auprès de la statue du Dieu Intact.
— Tu parles de celle qui ressemble à ton frère Nafai, le lumineux ? »
Elemak refusa de se laisser provoquer. « C’est ça. Vas-y et, devant autant de témoins que possible, déclare que si les naissances sont si rares, c’est parce qu’on n’adore pas la statue comme il faut. Ensuite, fais ce que vous faites habituellement, passe-la-toi sur tout le corps.
— Mais on risque de me tuer pour ça !
— Ils ne tueront pas le roi du sang ; pas tout de suite, en tout cas. Surtout si tu annonces ceci : maintenant que tu as rendu son culte au Dieu Intact et que tu as effacé le visage de Nafai l’usurpateur, le vrai dieu va déclencher une peste bénigne pour expurger les dernières traces de mal du peuple. Quelques fausses couches de bébés mâles risquent de se produire parce qu’ils n’étaient pas purs. Tous devront adorer les dieux à l’ancienne manière jusqu’à leur mort ; mais les enfants nés après la maladie ne seront plus obligés de vénérer les dieux. Ils seront nés purs et seront éternellement bénis.