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— Quelle espèce de champignon essayes-tu de me faire avaler ? gronda Fusum. Tu m’as dit toi-même que toutes ces histoires religieuses n’étaient que des absurdités !

— Oui, mais le peuple y croit. Alors préviens-le de ne pas écouter les discours d’Oykib ou Chveya, et proclame que tu tiens la vérité de moi, toi et personne d’autre, et que c’est grâce à toi qu’il ne sera désormais plus nécessaire d’aller de l’autre côté du canyon chercher vos dieux chez les viandes-du-ciel. Vous ne dépendrez plus des viandes-du-ciel ; alors, vos enfants et vos petits-enfants pourront les tuer tous et ça n’aura aucune importance parce qu’ils seront purs et que les dieux ne les forceront plus à s’humilier en vénérant des objets fabriqués par les viandes-du-ciel.

— Pourquoi devrais-je avaler toutes ces histoires ?

— Ça m’est égal, répondit Elemak. Doute, perds du temps ; en attendant, Oykib viendra faire une déclaration et tout le pouvoir, toute l’influence lui reviendront ainsi qu’à Emiizem, à travers lui. Ou bien fais-moi confiance et agis sans perdre un instant, avant que quiconque ait pu dire un seul mot. Alors, c’est toi et moi qui serons les libérateurs des fouisseurs. Ce que je t’ai raconté arrivera de toute façon ; la petite comédie avec la statue de Nafai n’aura aucun effet réel, sinon de convaincre ton peuple que tu détiens des pouvoirs mystiques comme aucun roi du sang avant toi. Et par la même occasion, tu battras en brèche l’interdit d’Emiizem de toucher au Dieu Intact : quand tes prophéties se réaliseront, elle sera discréditée. Mais tu as le droit de laisser passer l’occasion, Fusum. Tu as le droit de regretter pour le restant de tes jours de n’avoir pas saisi la perche que je te tends. Ça m’est complètement indifférent.

— Ça m’étonnerait, répliqua Fusum. En tout cas, je me servirai de ton nom, sois tranquille, et je dirai à tous que je tiens mes déclarations de toi. Parce que si ça rate, j’arriverai peut-être à m’en tirer en rejetant la faute sur toi.

— Et si ça marche… non, quand ça aura marché, ton peuple saura qui est son ami sincère parmi les humains.

— Et moi, je saurai que tu es un menteur qui projette de trahir son propre peuple et que tu veux les fouisseurs derrière toi quand tu frapperas.

— Ça te pose un problème ?

— Aucun, non. Du moment que tu n’oublies pas qui est le roi des fouisseurs lorsque l’heure aura sonné.

— Je ne l’oublierai pas, dit Elemak. Je n’oublie jamais rien. »

Et Fusum descendit au temple du Dieu Intact, fit son discours et accomplit son culte blasphématoire. Emiizem le fit aussitôt enchaîner et enfermer ; cependant, peu après, Oykib s’en vint réunir les anciens des fouisseurs et leur expliqua qu’une maladie bénigne allait se déclarer parmi le peuple, mais que tous les enfants conçus par la suite ne seraient plus obligés d’adorer les statues. « Le Gardien de la Terre vous a libérés de vos dieux de naguère », dit-il. Mais nombreux furent ceux qui se dirent entre eux : c’est Fusum qui nous a libérés. Et Emiizem ne put rien faire pour les empêcher de le sortir de prison et de le rétablir dans sa dignité de roi du sang.

La maladie apparut quelques jours plus tard comme Fusum l’avait prédit ; mais son geste sacrilège envers le Dieu Intact n’eut pas de conséquences plus graves. Et maintenant que la statue ne ressemblait plus à Nafai, les gens commençaient à dire : c’est Elemak qui nous a enseigné ce secret, le secret que Nafai n’est pas un dieu et qu’il n’a même pas le pouvoir de rendre ses traits à la sculpture. Fusum est un vrai roi du sang, mais Emiizem, notre prétendue mère des cavernes, ignorait la vérité sur le Dieu Intact.

À la mort de Mufrujuuj, peu après, le peuple désigna Fusum comme nouveau roi-guerrier en raisonnant ainsi : C’était le meilleur ami de Nen et il a tué la panthère qui l’avait mis en pièces. Il a aussi libéré nos enfants des dieux des viandes-du-ciel. Qu’il soit notre roi-guerrier et notre roi du sang tout à la fois.

Ce jour marqua la fin de l’autorité d’Emiizem sur la cité des fouisseurs. Elle conservait une profonde influence sur les femmes, mais les hommes tombèrent sous la coupe de Fusum qui entreprit de les former à la guerre.

Des mois durant, Nafai et Oykib se plongèrent dans l’étude du Livre des péchés de l’espèce humaine pour en apprendre le plus possible. Ils y trouvèrent les secrets de l’évolution de l’homme, du développement des technologies et de l’usage cruel qu’en firent les humains ; ils y lurent des récits de guerre et de massacre, de pauvreté accablante, prix de la richesse de quelques privilégiés, de pays dépecés et saccagés, de ressources fossiles épuisées ou dilapidées.

À la fin, ils déchiffrèrent ces mots :

C’est la rébellion des hommes qui fut cause de ces péchés, car ils refusaient de prêter attention aux rêves sages du Gardien de la Terre, jusqu’au jour où, las de leurs sacrilèges, il décida d’en purger le monde. Alors les grands continents flottants frémirent, la terre trembla et les volcans éclatèrent en mille lieux. Le ciel s’emplit de fumée et les plantes périrent ; la Terre se refroidit et la glace la recouvrit au cours de l’âge glaciaire le plus rigoureux qu’on eût jamais connu. Les rares humains qui survécurent comprirent que le Gardien ne voulait plus d’eux. Il n’y avait plus place sur Terre pour les hommes et, s’ils désiraient continuer à vivre, il leur fallait s’en aller ailleurs. Sept flottes furent assemblées, sept colonies partirent ; de six d’entre elles, nous ne savons rien.

Nous ne savons que ceci : sur notre nouveau monde, Harmonie, nous fabriquerons un ordinateur, Surâme, qui sera le serviteur du Gardien de la Terre, et sous son œil vigilant la race humaine ne retrouvera jamais les moyens de pécher à si monstrueuse échelle. Quant à la Terre, elle appartient désormais au Gardien et les hommes n’y vivront plus jamais, à moins que le Gardien ne nous pardonne et nous rappelle.

Chacun de son côté, Nafai et Oykib achevèrent de traduire ce dernier passage, puis ils confrontèrent leurs textes. « Qui en est l’auteur ? demanda Oykib. Comment savait-il quels étaient les pouvoirs du Gardien ? Déclencher des tremblements de terre, réveiller des volcans, changer le cours de la dérive des continents…

— Peut-être a-t-il un rapport avec les courants de convection du magma fluide sur lequel flotte la croûte terrestre. Qui sait à quelle vitesse ils peuvent se modifier ? dit Nafai.

— En tout cas, une chose est sûre : il faut parler de ce livre aux autres, les mettre au courant de ses avertissements. Il faut leur dire ce que le Gardien attend de nous, même si on ne sait pas qui il est.

— Quand tu dis “les autres”, il s’agit seulement des humains ?

— Bien sûr que non. Et si ça se trouve, le Gardien nous a justement fait revenir sur Terre non seulement pour libérer les anges et les fouisseurs de leur longue servitude, mais aussi pour leur enseigner une façon de vivre qui n’obligera pas le Gardien à rendre la planète de nouveau inhabitable.

— Je crois que tu as raison. Mais de quelque manière qu’on présente le sujet, ils en feront une religion. Même nos explications les plus matérialistes leur paraîtront mystiques. Après tout, ce que nos ancêtres ont écrit dans le Livre des péchés nous semble bien mystique, à nous.

— Et c’est grave ? demanda Oykib.